J'aurais voulu parler justice dans cette affaire qui, après tout, va se juger, même si chacun sait qu'"il n'y a pas de justice", que lorsqu'elle a lieu, c'est qu'on n'a vraiment pas fait exprès. Et que le bon hasard a fait un coup qui s'est révélé juste. Mais ce cas touche à tant de différences, et si brûlantes (sexuelle, de classe, de revenus, de pouvoir), que chacun veut d'abord prélever sa part de jouissance en disant ce qu'il a sur le cœur.
Cela produit des courants d'idées, parmi lesquels le plus intense exprime un vrai problème des femmes. C'est qu'en dessous de nos mœurs policées, de nos vernis culturels, il y a une tragédie banale: que peut faire une femme quand son supérieur, qui l'a recrutée, met gentiment la pression séductrice? Si elle ne veut pas, il faut qu'elle soit parfaite par ailleurs, mais cela ne peut qu'énerver le bonhomme. Bref, elle court au licenciement, ou elle supporte. Une loi sur le harcèlement n'y change pas grand-chose car l'homme peut ne pas harceler, juste insister, à peine. (Je sais des cas où c'est seulement "On peut dîner ensemble?" et en cas de refus - en l'occurrence, la femme allait se marier!- le CDD n'est pas reconduit). On comprend que toutes celles qui n'ont pas pu se faire entendre quand elles dénoncent ces manœuvres, se réjouissent qu'un symbole de l'homme-de-pouvoir-séducteur-insistant soit pris au piège. L'identification à la victime supposée a été si forte qu'elle a barré le supposée pour ne laisser que la pure victime, et face à elle le concentré des arbitraires qu'elles ont connu. Tant pis si cela fait de cet homme un criminel avant même qu'il soit jugé.
Or, s’il y a cette colère, c'est qu'elles savent bien qu'aucune loi ne résoudra cette tragédie quotidienne que certaines vivent (au point qu’elles ont appris à faire avec). Il n'y a rien qui puisse régler absolument, en vérité, l'approche des sexes. Ceux qui proposent une "présomption de véracité" oublient que la véracité est l'outil premier de ceux qui mentent, hommes ou femmes. Ceux qui clament que "lorsqu'une femme dit non c'est non" font pouffer de rire beaucoup d'entre elles. Bref, il faudra trouver autre chose, et c'est introuvable. C'est aussi cela qu'il doit payer. En attendant, le risque est grand que cette parole libérée soit captée, arraisonnée par des idéologies, qui sont dans le règlement de compte plutôt que dans l'idée de nouveaux comptes en formation - comme dit le poète Mallarmé à propos du Coup de dés qui jamais n'abolit le hasard. Le hasard et la liberté qu'il s'agit de protéger, ceux de la rencontre, du dialogue, de la séduction, et du choix de chacun entre le "bien" et le "mal".
D'autres courants ont aussi pris leur part de jouissance. Des psychanalystes, par exemple, ont activé le cliché de l'acte manqué fatal; névrose d'échec, peur d'être à la place du Père, etc. Irrésistible narcissisme de la vérité : quand une idée nous semble jolie, surtout si elle vient de nous, elle ne peut être que vraie; alors qu'elle est "vraiment" satisfaisante.
Plus globalement, la doxa prend parti contre le riche, et règle sur son dos les comptes les plus sombres. Là-dessus, il me revient une loi biblique qui nous ramène à la justice: Dans sa querelle, ne glorifie pas le pauvre. Ne l’idéalise pas. Si une personne de condition modeste a subi un dol, lui faire justice, c’est ne pas en rajouter en sa faveur; nos bons sentiments et autres règlements de compte relèvent de nos jouissances à nous. C'est nous qui jouissons de cette grosse dénégation : Vous voyez? on n'hésite pas à sacrifier un homme, un "grand", sur la parole d'une employée; ici, on respecte les employés, surtout les femmes et les immigrés (les plus brimés au travail).Oui, de bons esprits nous l’affirment : l’ordre du monde vacille.
Mais cette loi va plus loin, elle dit: Ne juge pas dans la surenchère, et ne crains pas de donner au sujet démuni sa juste part, même si on t'accuse d'être complice des injustices dont par ailleurs il est victime, puisqu'il est pauvre. On juge une personne, pas un rapport social ou un symbole.
Autre loi biblique qui peut éclairer l’affaire: C'est sur le dire de deux ou trois personnes qu'une parole peut tenir. Une parole accusatrice notamment. Il est exclu de faire payer quelqu'un sur la parole d'une seule, fût-elle humble, ou membre d'un groupe où l'on est souvent victime. En l’occurrence, elle est femme, humble, africaine, immigrée, de quoi écraser un homme peut-être innocent qui a déjà payé, de sa vie sociale, de sa dignité, avant d'avoir ouvert le bec. La personne qui l'accuse, elle, est devenue sacrée au sens propre: coupée du monde, inaccessible, imparlable. Elle est défendue par la machine policière et juridique. C'est mieux que "les avocats les plus chers".
Au fond, il y avait une violence plurielle qui attendait cette affaire pour affluer de toutes parts, et s'exprimer largement. En fait, l'affaire offre au contraire une lucarne d'où l'on peut observer la violence intarissable qui balaie l'espace social dans tous les sens. Et qui n'est en rien calmée par ces milliers de jugements.
Cela dit, a-t-on envisagé cette hypothèse sur l'événement? La femme arrive avec son projet (car on n'entre pas dans ces chambres sans l'ordre de la chef d'étage qui le donne après le check out. En outre, au premier coup d'œil, quand on entr'ouvre, on voit que la chambre est occupée et on referme). Elle entre donc, DSK la voit, séduction, consentement. Comme tout séducteur, il craque devant le consentement de la femme, jusqu'à en être hypnotisé. Le rapport s'ensuit, oral, mais l'homme ne perçoit pas que la dame s'est ravisée - on peut se raviser après - pour monnayer très gros une tentative de viol. Il ne le perçoit pas, pris au piège d'une fascination structurale. Piège narcissique, bien sûr. Le même, justement, que celui où l’on tombe quand on lance sur lui des "vérités" et des "jugements" comme des banderilles. Pour ma part, je n'aime pas la Scène du Bouc émissaire, tout simplement.