On sait que la déprime, moyenne ou grave, est une formation narcissique où rien d’autre ne compte pour le sujet que lui-même… en train de dire et de penser que rien ne compte, que la vie n’a pas d’intérêt, ne mérite pas d’être vécue, etc. Mais il faut qu’il soit là pour le dire et s’entourer de la compassion de ses proches.
L’acte « suicidaire » du copilote allemand montre jusqu’où peut aller l’aspect narcissique, puisqu’il englobe littéralement le corps des autres qui l’entouraient. De son point de vue, il s’est tué tout seul, il n’a pas trouvé place dans sa tête, pour une représentation des autres, dans leur vie propre et leur autonomie. C’est comme s’il s’écrasait en étant enveloppé par l’avion plein de présences neutres, non-signifiantes, faisant partie de son décor. On sait que certains déprimés trainent pendant des années leur déprime et leur promesse de mourir, mais se contentent d’en « faire baver » aux personnes de leur entourage. Cet homme, lui, les a fait crever, presque en passant ; ces gens ne comptaient pas pour lui ; ils l’accompagnaient simplement ; il ne le leur a pas « demandé », puisqu’ils ne comptaient pas.
Mais il faut nuancer ces remarques, car la « descente » de l’avion fut assez longue, et l’on peut penser qu’il y a eu dans sa tête, sinon une lutte ou une longue hésitation, du moins une tentative de prise en compte, un effort hébété de se représenter ces êtres ; en vain, bien sûr, mais cela frôle la question de la jouissance qu’il a eue, et qui pour le coup, relève de la cruauté. Celle-ci se distingue du meurtre sauvage ou de la violence aveugle : c’est un acte pervers commis sur des gens qui ne le sont pas mais dont on cherche à ce qu’ils soient solidaires de l’acte qu’on leur impose ; à ce qu’ils en soient partie prenante, ou qu’ils en donnent les apparences. Histoire de mieux marquer sa toute puissance. Le viol en est un exemple, ou l’acte pédophile qui repose sur la confiance de l’enfant dans l’adulte ; le choix de Sophie en est un autre, où une mère dans un Camp nazi doit « choisir » lequel de ses deux petits se fera gazer en premier. Ici, les passagers sont solidaires du pilote, ils sont avec lui, en toute confiance, et c’est à sa mort qu’il les mène, les privant de leur mort à eux, celle de leur vie. C’est son flash qu’il leur impose.
Complément
Depuis le crash, on apprend toutes sortes de choses. Notamment que son acte était prémédité ; mais cela ne change rien au sens de cet acte, qui est d’inscrire sa loi narcissique, en ponctuant l'inscription par un bon paquet de vies sacrifiées en même temps, en guise d’accompagnement.
Cet acte n'est pas psychotique, il ne déforme pas la réalité, il la prend telle qu'elle est pour s'y inscrire comme décision ; une décision où il trahit son contrat, mais celui-ci n'est pas toute la réalité. Ceux qui parlent de bouffée psychotique veulent dire parfois que pour eux, cet acte est « fou », au sens où ce n'est sûrement pas eux qui le feraient. Ils refusent de s'identifier si peu que ce soit à l'auteur de cet acte ; c'est à leur honneur, mais cela ne suffit pas à faire de lui un fou.
Si l'on compare cet acte à ceux des terroristes qu’on a vus récemment, ils relèvent de la même logique, mais dans le cas du pilote, c'est une loi narcissique personnelle qui s'inscrit ; dans le cas des terroristes identitaires ou idéologiques, c'est une loi narcissique collective. Curieusement, dans ce dernier cas aussi, beaucoup s'acharnent à dire que ces terroristes sont des fous ; il peut y avoir des fous parmi eux, mais leur acte d’inscrire une loi narcissique collective n'est pas psychotique. C'est un acte pervers appliqué à des gens qui ne le sont pas, avec parfois un surcroît de cruauté comme je l'ai expliqué[1].
Par ailleurs, dire que ce pilote allemand est un Érostrate est inexact. Érostrate a brûlé le temple d'Éphèse pour avoir une renommée ; il ne s'est pas brûlé avec, il voulait être là pour jouir de cette renommée ne fût-ce qu'un moment, c'était sa principale motivation. Ce n'est pas le cas pour cet acte suicidaire qui accomplit la dépression du sujet. La renommée y intervient comme supplément d’une jouissance, dont le flux principal est le flash dépressif.
J’ai dit que cet acte ne manquait pas de cruauté ; il s’y ajoute celle-ci : c'est à cause du supplément de sécurité que l'autre pilote n'a pas pu regagner la cabine et sauver la situation. Autrement dit, la sécurité a été utilisée pour accomplir la catastrophe. Cela aussi n'est pas sans rapport avec les terroristes : ceux-ci utilisent les lois pour rester protégés jusqu'à l'accomplissement de l’acte. Et les tenants de la loi constatent alors amèrement qu’ils se sont fait avoir.
En fait de sécurité, la compagnie est coupable de négligence gravissime. Mauvais entretien de l'appareil, au sens large du terme. L'appareil comporte aussi ceux qui l’actionnent, les pilotes ; il faut qu'ils soient eux aussi en bonne forme. Quand on sait que l'un d’eux est gravement malade, c'est pire que de mettre une pièce défectueuse dans le moteur ; c'est un énorme ratage de l'entretien. Entretenir un objet aussi complexe qu'un avion en vol, c'est s'entretenir avec tous ces éléments, y compris humains, et s'entretenir avec eux de façon humaine, qui comporte si possible la rigueur et la grâce. Les deux ont fait défaut.
[1] Voir le texte : Comment devient-on un tueur pour la bonne cause ?
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