Beaucoup ont du mal à comprendre qu'un homme puisse tuer et se tuer pour une grande cause, une religion, une idéologie. Pourtant le phénomène existe, mais leur résistance à le comprendre semble être leur façon de dire : nous n'avons, avec cet homme, aucun point commun, aucune identification. Voilà qui est peut-être à leur honneur, mais qui n'aide pas à y voir clair. On doit pouvoir identifier des choses avec lesquelles on n’a « rien à voir », a priori.
Donc, pour éclairer ce phénomène partons de la pulsion de lien[1], qui fait qu'un homme a besoin de liens pour vivre, de liens qu'il considère comme vivants, qui lui épargnent la sensation pénible d'être seul au monde, et qui nourrissent son être au monde par le contact avec un groupe qui lui donne un peu de chaleur, de présence humaine. Cet homme peut donc rejoindre un groupe qui lui fournit de l'appartenance, qui peut même le mettre en scène et en valeur. Imaginons qu'il ait rejoint dans les années 50 un parti communiste. Il en reçoit, à tort ou à raison peu importe, le sentiment de lutter pour abolir l'injustice, l'exploitation, etc. Tout en jouissant du coude à coude fraternel avec ses camarades, il accède à ce qui distingue son groupe des autres, par exemple à la haine qu'il nourrit envers « l'ennemi de classe », les « agents du pouvoir », etc. Il peut, s'il veut renforcer son appartenance, endosser ces affects, les nourrir de sa passion, suffisamment pour en faire une valeur qui éclipse toutes les autres. Sans aller jusqu'à tuer pour le parti, ce qui n'est pas à exclure, il peut sacrifier la vérité et la justice pour défendre le parti, qui est une cause supérieure. Les témoignages là-dessus sont innombrables. J'ai évoqué celui d’une intellectuelle communiste[2], qui lors du procès d’un rescapé d’URSS qui dénonçait le régime soviétique, lui a refusé tout soutien, alors même qu'elle le savait innocent et de bonne foi. Cet homme s'est suicidé faute de soutien. Elle a expliqué son refus par le fait que, devant la valeur du parti et l'immensité de sa cause, cette injustice semblait infime et nécessaire. Elle ajouta : « nous étions des croyants ». Mais la croyance est une forme simplifiée de l'amour. Elle aimait le parti, qui lui donnait une place, un rôle social gratifiant. Et cela suffit, même dans des contextes non partisans, dans une grande entreprise par exemple, à « flinguer » un collègue ou un gêneur pour avoir un plus d'amour, avec ses variantes : plus de poids, plus d’influence, de reconnaissance, etc.
En somme, on rejoint un groupe ou une idéologie par un transfert d'amour, d'amour narcissique au départ, qui se renforce et se sublime dans l'amour du groupe, de l'existence concrète du groupe plutôt que de son chef ou de son idéal. Ce qui porte le sujet, c'est l'existence des liens tissés par le groupe, au point que si on les coupait, il tomberait dans le vide ; c'est du moins ce qu'il pense. Si maintenant on suppose que le groupe est habité par la haine envers certains autres, le sujet peut vouloir la mettre en acte et gagner par la même une surdose d'admiration et d'amour. Le groupe communiste était habité par la haine de classe ; le groupe nazi par la haine des juifs ; le groupe islamique par la haine des insoumis juifs et chrétiens. Dans chacun de ces cas, la texture même du groupe, parfois renforcée par ses textes, fait que des sujets se dressent et mettent en acte la chose. Ils peuvent aller jusqu'à considérer qu'il n'y a pas de limite dans ce qu'on peut infliger à l'autre puisque cet autre représente le contraire même du groupe qui les porte. On dit qu'ils considèrent l'autre comme un objet, ce n'est pas sûr : il suffit qu'ils le considèrent comme un humain qu'il faut éliminer ; sachant que dans l’élimination, on peut se permettre un supplément de violence qui s'appelle de la cruauté et qui consiste à faire en sorte que la victime participe elle-même à son exécution ou à son avilissement. C'est là un supplément de jouissance que s'autorisent volontiers ces justiciers qui appliquent simplement la loi narcissique du groupe qu’ils aiment, et pas à tort, puisqu'il leur donne le cordon ombilical qui les relie à la vie.
On peut même dire que ces tueurs pour la bonne cause sont psychiquement plus atteints que l’est un serial killer. Celui-ci porte un jugement sur lui-même, et sur quelques autres, pour signifier : je suis plus important que tout, j'ai juste besoin de quelques corps pour combler ma fêlure insupportable ; alors que les tueurs pour la bonne cause portent un jugement sur la vie et sur l'être, qu'ils réduisent à cet être particulier qu'est leur groupe, leur religion, leur idéologie, leur Dieu… Ils diront que cet être particulier est en fait le plus universel qui soit, c'est encore un coup de force où leur tendance singulière se totalise pour absorber tout le monde. Ainsi, l'amour pour eux-mêmes, consolidé grâce à l'amour qui fonde le groupe, leur fait faire une double opération : restreindre la vie jusqu'à leur groupe singulier, auquel ils donnent ensuite une portée totalisante.
L’énigme de départ devient ainsi plus abordable: ce sont des gens totalitaires, pas toujours violents, mais qui projettent le tout de la vie dans telle entité, tel collectif que nomme leur idéologie. On peut dire que pour eux, l’être en tant qu’infini du possible se réduit à cet être là. Cette réduction peut faire d’eux des tueurs, et ce qui les distingue d’un sérial killer, c’est que celui-ci travaille pour son compte, celui de son narcissisme, et que ces gens travaillent aussi pour leur narcissisme mais « gonflé » par ladite Cause, jusqu’à s’identifier à elle.
[1] J’ai introduit ce terme dans mon livre Perversions, à propos des « maladies du lien ».
[2] Voir Islam, Phobie, Culpabilité p.120 et sq
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