Cyrano et Lucrèce
J'ai vu coup sur coup Lucrèce
Borgia de Victor Hugo et Cyrano de
Bergerac d’ Edmond Rostand. Les deux pièces n'ont rien en commun, si ce
n'est un détail essentiel qui m'a frappé.
Dans la première, Lucrèce, on le sait, est une femme terrible
qui empoisonne à tour de bras ceux qu'elle n'aime pas ; qui se vautre dans
l'inceste et la débauche, et qui en passant a eu un fils, Gennaio, avec son
frère(lui-même tué par son autre frère qui fut aussi son amant). Et ce fils ne
sait pas qu’elle est sa mère, elle l'aime et le protège de loin. Elle arrive
même à le sauver lorsqu'il est arrêté par le duc de Ferrare, son nouveau mari, et condamné à
mort pour insulte à Lucrèce. Lorsqu'il comparait, et qu’elle voit que c'est lui
le coupable, et qu'elle ne peut faire autrement que de le laisser empoisonner,
elle lui donne l'anti poison rarissime qui le sauve. Mais plus tard, il se fait
prendre avec un groupe de jeunes qui eux aussi ont insulté Lucrèce, et le voilà
empoisonné avec les autres. Cette fois, elle le supplie de prendre l'anti
poison et de vivre, et il refuse, bien décidé à la tuer, de sorte qu'ils meurent ensemble (il la poignarde en
rendant le dernier souffle), alors même qu'elle lui disait des paroles d'amour
profondes et sincères, celles d'une mère pour le seul être qu’elle aime, son
fils. Mais à aucun moment elle ne lui dit qu’elle est sa mère ; alors même
qu'il est troublé, qu’il devine presque,
qu’il la prend pour sa tante, trop horrifié sans doute à l'idée d'être son fils.
Le détail essentiel c'est ce silence qu'elle garde ; qu'est-ce qui l'empêche de
lui dire la vérité ? La peur d'être rejetée par lui ? Elle l’est déjà, en tant
que meurtrière de ses amis.
Elle garde le silence par honte, non pas envers lui, puisque
pour lui, encore une fois, elle est déjà abjecte, couverte de honte ; elle
garde le silence par honte devant elle-même, pour sauver à ses propres yeux son
narcissisme, dont par ailleurs elle a pu
déployer les versions meurtrières. Elle se tait donc par amour pour elle-même,
pour ce qu'elle est, telle qu'elle est, avec sa tendresse de mère inavouable et
sa pulsion criminelle sans limite. La limite, elle ne l’a que face à elle-même.
Dans Cyrano, toute
la pièce repose sur le silence de cet homme qui non seulement s'empêche de dire
son amour pour Roxanne, mais prête sa plume, sa voix, son génie à l'amant
timide ou médiocre dont elle s'est entichée, Christian, qu'elle épouse,
remporté par la force de ses paroles. Quand celui-ci meurt à la guerre, et
qu'elle se retire dans le deuil, elle montre à Cyrano la dernière lettre de son
mari, il la lui récite par cœur : elle comprend que c'était lui qui soufflait
les mots à Christian lors d'une fameuse nuit d'amour, c'était lui qui écrivait,
depuis le front, chaque jour, les lettres qui la bouleversaient. Ce qu'elle
aimait chez Christian c'était ces mots précisément, et ces lettres.
Pourquoi Cyrano ne lui dit-il pas que c'est lui ? Par peur
d'être rejeté ? Sûrement pas, puisqu'elle avait martelé auparavant qu'elle
aimerait l'homme qui lui a écrit cela même s’il était laid, horrible ; que c'est
son âme , portée par ces paroles, qui lui importait le plus. Pourquoi ne le dit-t-il pas même au dernier moment, lorsqu'il
est mourant, assommé traîtreusement par un laquais, lui qui était vainqueur
dans tout duel et toute franche bataille ? Pourquoi se contente-t-il de la
supplier de l’inclure, lui, dans son deuil pour Christian ? Là encore, il garde
le silence pour protéger son narcissisme ; parce qu'il y tient, à son nez
ridicule ; et qu’il a honte, à ses
propres yeux, de déclarer son amour à une belle, sachant qu'elle aurait,
peut-être, quelque chose à surmonter en ignorant ce nez.
Ce nez est une
métaphore qui va loin. Chacun tient à lui-même tel qu'il est né, il tient à sa
naissance, à ses origines, même si elles lui ont légué une chose à laquelle les sots s'accrochent pour la
trouver ridicule. Cyrano tient à ce nez, il en souffre, et il tient à cette
souffrance, à la rage qu'elle lui donne. Il a peur de trahir cette transmission s'il s'exprime pour
son compte en amant passionné mais porteur de cette trace négative. Il n'est
pas masochiste, mais il aime cette trace, quel qu’en soit le prix. Il en tire
quelques bénéfices, puisqu'elle le met en position de combattre le semblant, le
mensonge, le compromis, etc., sur un mode, il est vrai, si total que le prix en
est redoublé; et il aime qu'il en soit ainsi, il veut donner à ses origines
cette garantie de fidélité. C'est par rapport à elles, donc à lui-même qu’il a
honte de dire son amour sans être aussi présentable qu'il le faudrait selon les
critères admis. Ce déchirement entre deux exigences lui fait taire la seule parole qui le rendrait
heureux.
Cette métaphore du nez, qui semble si singulière, est
clairement universelle : chacun se promène dans la vie avec un symptôme
qui l'afflige, mais auquel il tient d'autant plus qu'il lui a coûté ; c'est la signature de son identité fragile,
bancale ; le défi pour lui étant de
passer de l'identité à l'existence, de ne pas rester cramponné à ce trait ou à
sa négation, mais de franchir leur entre-deux vers une forme de vie plus mûre.
Cette pièce est donc singulièrement universelle ; y compris
au sens où ce Cyrano semble incarner quelque chose du peuple juif, de son
destin : marqué par un trait qui lui a longtemps valu la raillerie des autres
ou leur mépris ou leur haine, un trait qu'on a souvent imagé par un nez
remarquable, mais qui réfère bien plutôt à la naissance et à son mode de
transmission. Il tient à ce trait, et il essaye de ne pas s'y réduire, de dépasser
le clivage entre exister et déplorer d'être victime. Clivage dont Cyrano est un
exemple tragique, mais qui existe sous les formes les plus variées parmi ce peuple ;
et chez tout un chacun. Cela rejoint le déchirement que chacun éprouve entre
son idéal de soi et l'exigence de vivre.
Car enfin, s'agissant de Cyrano, pourquoi diable s'interdire
d'exprimer son amour sous prétexte qu'on se sent laid ? La beauté, est-ce
d'être conforme à un modèle idéal, ou est-ce de donner corps à l'amour ?
Cyrano accepte la seconde hypothèse, mais ne peut pas l'assumer ; et il s'empêche de
dire l'amour, de dire que c'est lui l'auteur des lettres, parce qu'à ce moment-là, précisément, sont nez
lui fait honte, et qu’il ne veut pas devoir à l'autre, à sa belle, l'effort éventuel
de passer outre, de paraître fermer les yeux là-dessus. Alors qu'il est prêt à
pourfendre tous ceux qui s'en prennent à ce nez, ou qui seulement le
remarquent.
De même, Lucrèce s'empêche de dire à son fils qu’elle est sa
mère, car pour elle une mère n'est pas présentable devant son miroir idéal, son
fils bien-aimé, si elle est à ce point dépravée ; alors même qu'elle se
moque des jugements portés sur elle, et qu'elle est prête à tuer leurs auteurs
(en quoi elle leur donne raison). Elle méprise ceux qui la jugent, mais c'est
elle qui se juge le plus durement. C'est le cas de la plupart.
Peut-on dire que ce capital
de honte, doublé par ailleurs d'un
capital de culpabilité, (les deux
étant très connectés), donne une limite minimale à des narcissismes qui sinon
n'en auraient pas ? Sans doute, sachant que ces deux capitaux sont
branchés sur l'amour-propre, qu'ils contribuent à entretenir et qui en même
temps les requiert et les gonfle pour mieux prendre appui sur eux. Mais à
certains moments critiques, ils le sustentent si bien qu’ils l’achèvent.
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