Parfois l'histoire s'empare d'idées qui sont dans l'air, idées glauques ou confuses, non dites ou indicibles, et semble les mettre dans une boîte qu'elle agite très fort (cela s'appelle un événement): on ouvre la boîte de temps à autre et on est stupéfaits d'y voir des choses limpides, transparentes, presque indécentes de clarté. L'actuelle guerre du Liban est dans ce cas.
1. On voit à peu près pourquoi Israël combat le Hezbollah: pour faire cesser les tirs de roquettes sur ses villes. Mais le Hezbollah, pourquoi se bat-il? On apprend maintenant qu'il se bat contre l'occupation israélienne. Laquelle? Celle du Sud-Liban? Mais il y est entré pour arrêter les tirs du Hezbollah. Justement: il y est entré, donc il a envahi, donc il occupe. Mais alors, les tirs du Hezbollah n'étaient qu'un moyen de faire d'Israël un occupant insupportable? Oui. Logique terroriste. Du reste, si l'on combat les terroristes, on a tort puisqu'on transgresse forcément la loi, leur attaque initiale est faite pour ça, pour faire de celui qui riposte, un affreux envahisseur. Bien sûr, il y a un second niveau, un double fond dans ce tiroir: on révèle qu'Israël est un occupant du Sud-Liban pour mieux rappeler qu'il est un occupant, par nature: il occupe la Palestine. Tout comme avant on le dénonçait comme occupant de Gaza - qu'il a quitté - et de la Cisjordanie - qu'il est prêt à quitter; pour signifier qu'en fait, il occupe la Palestine.
On retrouve aussi l'objectif premier et dernier du Hezbollah, instrument de l'Iran; on retrouve la clarté de ce qu'il demande à Israël: disparaître. Et l'on comprend alors ces attaques récentes comme le début d'une vaste guerre de libération, où ce groupe fanatique peut apparaître, devant l'opinion islamique, comme le vrai meneur de la Guerre sainte. Al Qaïda ne s'y trompe pas puisqu'à son tour, son chef déclare que les musulmans doivent, dès maintenant, combattre par tous les moyens "les Croisés et les Sionistes" (sic). (Curieusement, quand cette déclaration du second d'Al Qaïda a été ensuite reprise par la Presse, on a zappé les Croisés, c'était trop indécent; avec seulement les sionistes, c'est bien assez et c'est largement supportable.)
2. On a parlé assez vite de cessez-le-feu, tout le monde semblait d'accord, puis la divergence est apparue. Les Etats-Unis et Israël n'ont pas voulu d'un cessez-le-feu qui ramène aux conditions d'avant l'attaque du Hezbollah, puisqu'alors la situation serait dans les mains de celui-ci. Il pourrait comme avant, puisque avant c'était la paix, il pourrait à sa guise lancer quelques fusées pour rappeler sa présence et sa force. Cela semble raisonnable. Mais certains pays d'Europe ont voulu être plus raisonnables encore, plus humanistes: cessez-le-feu immédiat, sans condition. C'est tellement horrible ce qui se passe. Si on les avait suivi: il suffit au Hezbollah de lancer des fusées pour devenir un partenaire à part entière et venir s'asseoir à la table de négociations, au même titre qu'Israël. C'est cette promotion soudaine et officielle que l'histoire n'a pas permis. Mais on a appris au passage qu'à la réunion de Rome, le Liban était invité, pas Israël. Ce qui mettait déjà Israël sur le même plan que le Hezbollah. Du coup, est-ce une guerre entre Israël et le Hezbollah, le Liban fournissant simplement le terrain de jeu, à son corps défendant?
3. Ici, on en vient à un point plus délicat. On se souvient de la guerre civile entre chrétiens et musulmans qui a déchiré ce pays. Mais aujourd'hui, ni les chrétiens ni les sunnites n'osent objecter quoi que ce soit au Hezbollah. Logique de martyrs, aussi totalitaire que la logique terroriste que j'évoquais: le Hezbollah se bat, les autres doivent se taire. Mais cela les oblige à tenir un discours qu'ils n'approuvent pas; à soutenir une organisation qui fait de leur pays non seulement un champ de bataille, mais plus tard, une esquisse d'Etat islamiste. Ainsi va l'abjection ordinaire: lorsqu'on est forcé, pour co-habiter avec certains qui ont la force, de tenir un discours qu'on n'approuve pas, qui vous contrarie les tripes, lorsqu'on est forcé de le faire rien que pour pouvoir rentrer chez soi sans être attaqué, alors un niveau d'abjection jusque-là caché se trouve mis en pleine lumière, à ciel ouvert. Voilà une des choses que l'histoire, un peu secouante de ces derniers jours, révèle. Les chrétiens qui se sont battus pour préserver leur liberté en sont aujourd'hui à étouffer leur colère et à tenter de la déplacer sur Israël, car ils se savent condamnés pour toujours à vivre sous la pression islamiste.
4. Pour ce qui est de tenir un discours qu'on désapprouve rien que pour pouvoir rentrer chez soi sans être attaqué, je l'ai connu durant mon enfance et adolescence au Maroc. Du côté de la communauté juive, il fallait dire que juifs et musulmans, on était tous frères; qu'il n'y avait aucun problème entre nous. Pourtant on savait que dans les mosquées, ça chantait à tue-tête que nous étions des pervers, des maudits par Allah, des singes et des cochons, mais il était nécessaire de n'en rien dire pour marcher dans les rues tranquillement. Et à la première occasion, par exemple lorsque Israël a manifesté sa souveraineté, alors il a fallu partir, pour n'avoir pas à s'imposer un double discours.
Vive le grand large pour les corps et si possible pour la pensée.
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