Le fils crie leur vérité à ses parents, il hurle contre le père qui se laisse humilier au travail, qui admire les gens friqués alors qu'il est un gagne petit, et se laisse écraser par sa femme ; il hurle aussi contre elle parce qu’elle est insupportable, qu'elle ne pense qu'à être économe, et qu'elle lui chante pour finir la complainte de l’ingratitude, du on s'est sacrifié pour toi, etc. Le fils les rejette, il veut être artiste, et il le devient. C’est un artiste moyen, mais qui s’en tire parce qu'il a pris la précaution d'épouser une neurologue, il a de quoi subsister.
Sa diatribe contre ses parents a des accents de vérité, au point qu'il la prend pour la vérité, et qu’il tient à lui donner une portée plus vaste, plus sociale, qui la caricature certes, mais qui lui donne de l'élan, et il se sent avoir un point de vue très large : la masse des mères économes de classe moyenne, voyez-vous, c'est la cause de la crise économique, parce que ces femmes ne dépensent pas, ne s'éclatent pas, ne créent pas du mouvement. Et ces hommes, comme le père, qui méprisent les vrais travailleurs, et qui se couchent devant les cadres supérieurs, sont des nuls qui empêchent aussi que ça change.
Et voilà que plus tard, sa fille lui hurle son mépris, pour ses chansons et ses textes qui ennuient tout le monde, pour sa vanité, sa prétention, son mépris de ses parents qui, eux, avaient des repères sûrs, des valeurs saines, qu'ils ont su transmettre à leur petite fille ; elle en est fière, et dans sa joie surexcitée, elle rejette son père « narcissique ».
Cette jolie parabole, extraite d'un texte d’Éric Reinhardt et mise en scène au théâtre par S. Cléau, (et bien jouée par M. Amalric), donne à penser. D’abord, elle nous rassure contre la tyrannie de la vérité : si chacun posait la sienne et l’érigeait comme un mur infranchissable, ce serait un tel encombrement, on serait tous emmurés dans un labyrinthe inextricable qui ne serait fait que de vérités, chacune étant aussi totale que celle de ce fils bouillonant. Heureusement, il y a l'épreuve de la transmission : il avait totalement gagné contre ses parents, il les a emmurés dans sa vérité, et voilà que sa fille casse le mur, redonne la parole aux parents, et prend dans leur façon d'être quelque chose de précieux pour elle, qui lui sert à se construire, à proclamer sa vérité. Certes, elle risque aussi d’en faire un mur, pour enfermer son père, le temps que son fils à elle, qu'elle aura sans doute un jour, grandisse et réhabilite le grand-père.
Une vérité qui oublie l'épreuve de sa transmission, n'est qu'un cri passionnel, qui peut toujours s'enivrer de sa vérité, la faire briller dans toute sa force, son évidence aveuglante, elle ne tient à la route, la route des générations, de la vie qui s’engendre. Elle ne passe même pas la frontière vers la génération suivante. Celle-ci, non seulement la refuse, mais la répète dans sa prétention à être totale ; c’est dans la rupture même, que la génération suivante répète l'impasse de la précédente.
Bien sûr, on peut dire que le souffle de ce fils est tellement chargé de violence, que son énonciation, quoi qu'il énonce, est si fermée, qu’elle se transmet à l'identique chez sa fille, dont le souffle est aussi toxique. On peut même dire qu'il est puni par ce en quoi il a failli : il a méprisé ses parents, à son tour d’être méprisé. Les eût-il respectés, c'est-à-dire reconnus dans leur vie propre, leur histoire, leur destin, se fût-il dispensé de les juger, les évaluer à l'aune de la vérité qu'il fondait, il aurait témoigné d'une richesse, d'une densité humaine qui eût inspiré le respect à sa fille, même si elle avait décidé de suivre une autre voie. On peut aussi dire… tant de choses, mais le fait est là : toute vérité semble devoir être coupée par sa transmission, ou recoupée. Si elle est prête à subir cette coupe, si elle intègre la coupure comme possible, c’est qu’elle est conçue pour se transmettre, que déjà elle prend déjà en compte sa transmission ; c'est qu'elle n'est pas d'un seul tenant, qu'elle accepte d’être partielle, et de laisser de la place à d'autres. Les suivants n’ont pas besoin de la briser pour l’imiter. A moins que la brisure ne soit inévitable ? tout comme l’imitation involontaire, qui fait que plus on a peur de ressembler à son ou sa mère, plus on leur ressemble ?
Certaines transmissions culturelles semblent soumises à cette logique. Essayons même d’appliquer cette parabole à l'impasse actuelle entre l'islam et l'Occident. Le Coran a dit tellement de mal des juifs et des chrétiens, auxquels il doit sa naissance, que cette vindicte, qui ressemble à celle du fils contre ses parents, s'est transmise jusqu'à nos jours ; soit de façon directe par les intégristes, soit de façon indirecte grâce aux déni des modérés, qui nient jusqu'à son existence, ce qui se révèle une autre façon de la conserver, donc de la transmettre. Cela veut dire que ce Livre, fût-il inspiré, était si convaincu de sa vérité totale, qu’il n'a pas intégré l'épreuve de sa transmission, excepté une transmission à l’identique ; dans laquelle très peu osent mettre une coupure sans se sentir trop coupables.
Parasha de Vézot Habérakha (Deutéronome 33,1 à 34,12)
Le titre signifie «Voici la bénédiction» ; celle de Moïse, avant sa mort, pour les enfants d’Israël.
Et c’est encore un poème où, après avoir glorifié l’être divin, Moïse dit à chaque tribu sa vérité, celle de son destin, de ce à quoi elle est appelée, et il le dit sur un mode bienveillant, soutenant, qui reprend, de façon subtile et positive, les paroles de Jacob à ses fils avant sa mort. Sur un mode encourageant ; encourager, appeler le courage, la force du cœur sur ceux qu’on encourage, est une façon de bénir, quand cet appeler est un appel ancré dans l’être, dans la partie sainte de l’être ; comme c’est le cas.
Dans l’ouverture du poème, YHVH est appelé par ses provenances multiples, par les lieux d’où il s’est annoncé ; et le poète ajoute : « à sa droite (à sa partie forte) il y a une loi-feu pour eux (pour les Hébreux) (33,2) ». Et c’est à eux de se redresser avec ces paroles de l’être (33,3) qu’il leur adresse. Autrement dit, les paroles de l’être sont faites pour être portées, et aussi pour aider l’homme à se porter plus loin que lui-même, à supporter l’existence, non pas dans la résignation, mais dans l’idée qu’il y a toujours un support dans l’être et qu’il s’agit de le trouver.
Commence la série des paroles pour chaque tribu. L’aîné Réouben n’a droit qu’à un appel, mais très aigu : «qu’il vive, qu’il ne meure pas et qu’il soit nombreux». On se souvient que Jacob avait écarté son aîné, car il avait commis l’inceste ; ici, il est maintenu en vie, toujours. Ce serait une chose étrange que ses descendants soient condamnés pour la faute de leur ancêtre. Donc, que vive la descendance malgré la faute de l’ancêtre.
Puis c’est Judah, l'aîné spirituel qui est appelé en ces termes : Voici pour Judah ; que YHVH entende la voix de Judah et l’amène vers son peuple ; donc vers son destin, vers son devenir peuple. On tressaille en écoutant cette parole avec ses accents actuels ; d’autant qu’elle se ponctue : et sois (YHVH) une aide contre ses ennemis. Dire que Judah, c’est-à-dire le peuple juif, sera aidé par l’être, c’est dire qu’il sera aidé, qu’il trouvera l’aide essentielle, face à tout ennemi.
Ensuite, Moïse gâte la tribu de Lévi, c’est la sienne, celle des prêtres, des gardiens de la Parole et de l’alliance. C’est à eux d’enseigner et de porter les sacrifices ; ils donnent le sens et offrent l’encens. Ils intercèdent, il faut donc qu’ils soient bénis; que soient brisés les ennemis de Lévi, ceux qui se dressent contre lui (33,12). Subtile économie de l’hébreu : cette longue expression se dit d’un mot : qamav, de la même racine que maqom, le lieu. Ceux qui prétendent avoir lieu contre lui se briseront les reins.
Benjamin aussi, aimé de Dieu, demeurera en paix.
Mais c’est à Joseph (donc à Ephraim) que va la plus forte bénédiction : que sa terre soit bénie par le désir des cieux, de la rosée, de l’abîme ; le désir des récoltes solaires des fruits précieux éclairés par la Lune... Les désirs sont les profondes aspirations - des montagnes d’Orient, des collines éternelles, de la Terre avec ses richesses ; c’est le désir de l’être divin qui brûle dans le buisson (Buisson ardent, rencontre première avec Moïse). Jacob avait dit que Joseph, assailli par les archers, a tenu bon ; harcelé par leurs flèches, son arc est resté ferme ; par la force de Celui qui inspire Israël. Ici, sa force est comparée aux cornes du Réem, avec lesquelles il disperse ses ennemis. Ces cornes, arborescences qui relient l’animal au divin présent dans l’arbre (de la vie, de la connaissance…).
À chacune des autres tribus, comme à celles-ci, Moïse assigne une forte prise sur le possible, une accroche singulière et fructueuse ; puis il conclut : il n’y a rien comme le Dieu de Yéshouroum (d’Israël) qui chevauche les cieux en étant un recours.
Arrêtons-nous sur ce verset (33,27) : Le divin éternel est un lieu d’être, une résidence. Cela signifie que l’être reste, l’être demeure. Et c’est de cet être-demeure que surgit le projet d’une terre où demeure le premier peuple de l’être, appelé à y bâtir une demeure de l’être. Vaste projet : comment être là, et résider dans ce lieu aussi branché sur le divin et d’où s’énonce l’impératif : chasser des peuples et prendre leur terre pour en faire la terre où s’accomplit la promesse divine ? Il est écrit que c’est ce Dieu qui les chasse devant son peuple et qui dit : achève-les. Voilà qui ne convient guère aux tenants de la non-différence, pour qui des peuples vivant sur une terre doivent toujours la posséder. Et ici pourtant, une différence brutale s’affirme : une rupture avec le lien naturel à la terre ; ces petits peuples idolâtres doivent être vaincus pour qu’un lieu d’être de l’alliance puisse s’inscrire. Du reste, les hommes n'ont jamais procédé autrement pour conquérir ce qui deviendra leur terre. Quand on parle de la conquête pacifique, c’est que le rapport des forces est tel qu’il n’y a pas lieu de le mettre en acte dans la violence. Ici, c'est la conquête d'une terre portée par la parole de l’être. Bien sûr, tant de conquérants ultérieurs ont imité cette démarche en brandissant les emblèmes de leur Dieu. Mais outre que les Dieux ne sont pas équivalents, on a ici un cas étrange : le peuple a peur de conquérir, et c’est le Dieu qui le punit de cette peur, de cette résistance à conquérir un lieu d’être où l’être puisse se donner lieu ; l’être divin. En outre, c’est le seul cas où la possession d’une terre par son peuple est conditionnée par sa conduite, par sa façon de tenir aux appels d'être.
Aujourd’hui, les occupants dits naturels de cette terre, les Arabes, sont venus eux aussi dans une conquête militaire, brandissant le Livre et le sabre, Livre prélevé dans la Torah qu’il simplifie. Ils sont aussi peu naturels que les Hébreux qu’ils veulent soumettre. Mais ce n’est pas d’eux qu’il est question : il s’agit des peuples archaïques, originaires, - jébuséens, émorites, hivites, etc., - qui furent vaincus par Josué ; pas complètement, ils ont laissé des restes hostiles (on n’efface jamais tout de la première origine). Le texte se réjouit de revendiquer leur défaite : « Heureux sois-tu, Israël, qui est comme toi ? peuple sauvé par YHVH, bouclier de soutien, toi qui t’enorgueillis de l’épée ; que tes ennemis tombent devant toi et que tu foules leurs hauts lieux » (33,29).
Aujourd'hui, où l’on brandit l’universel direct, total, abstrait, auquel personne ne se tient puisqu’il n'y a que des singularités irréductibles, de tels versets sont inaudibles. Pourtant, ils ont leur vérité, et elle traverse les couches épaisses d'hypocrisie où le vainqueur prend des airs contrits, où le plus fort doit feindre la faiblesse, et risque de laisser les plus faibles lui faire la loi. Et si le fort se laisse ainsi châtrer, c'est que dans sa toute-puissance, il n'a pas le sens de la castration, c'est-à-dire de l'incision intérieure par laquelle il peut intégrer la limite et l'altérité. En un sens, il mérite de se faire posséder voire écraser par les plus faibles.
Le dernier chapitre (34) dit quelques mots de Moïse et de sa mort : il est monté et il a vu le pays où il n’ira pas.
Il fut enterré sans que l’on sache par qui, peut-être par personne, et nul ne connaît sa tombe. Il avait 120 ans à sa mort, son œil n’a pas faibli et son menton n’a pas fui (34,10). Il n’y eut plus en Israël de prophète comme Moïse, que YHVH connaissait face à face. Le texte le glorifie pour sa main forte et pour la terreur qu’il a produite aux yeux des enfants d’Israël (avec ses miracles en Égypte et ailleurs). Sa main forte, c’est ce qu’un midrache commente en ces termes : Quand Dieu a vu du Sinaï l’orgie idolâtre du Veau d’or, il a voulu retenir la Loi, pour lui, jugeant que ce peuple en était trop indigne ; et Moïse a dû lui arracher les Tables. C’est dire qu’il a dû se battre avec ce Dieu qui se mortifiait; il a dû vaincre la mortification de l’Autre pour sauver la Loi, quitte à briser ces Tables très vite après, en voyant lui-même le Veau d’or ; et à les faire réécrire ; il n’y a là rien à « regretter » : cette brisure et ce qui s’ensuit ouvre la voie au parlécrit, à l’incroyable obstination de parler, écrire, réécrire, dire autrement, interpréter ; créer la transmission où tout un peuple prend sa mesure et puise ses appels à l’infini.
Fin du commentaire de "parashah". Non qu'il soit fini, il est réellement infini, mais nous en avons bouclé le cycle annuel.
En effet: la Torah se compose de cinq livres (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome), dits « de Moïse ». Elle est lue par fragments hebdomadaires, appelés parashah, (en latin péricope), qui comportent plusieurs chapitres.
Les trois premières parashahs sont : Béréshit, Noah, Lékh Lékha. Celle de Béréshit est déjà commentée dans Lectures Bibliques (40 pages lui sont consacrées). Celle de Noah également (deux chapitres lui sont consacrés); ainsi que celle de Lékh Lékha, (« pars pour toi », parole dite par YHVH à Abram, le futur Abraham); les trois sont commentées dans Lectures Bibliques. Ce qui nous amène à la Parasha de Vayéra, par laquelle nos commentaires ont commencé l’an dernier et se sont poursuivis jusqu’à la fin de la Torah.
Notre "lecture de la Torah" fera partie de Lectures bibliques II, à paraître.
17 octobre 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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