Le trait singulier du Cardinal Lustiger, c'est qu'étant juif et s'étant converti au christianisme (deux choses banales ou sans éclat particulier), il a dû maintenir toute sa vie qu'il était juif alors que le passage au christianisme, en principe, est fait pour dépasser ou accomplir l'être-juif. En tout cas pas pour le maintenir. Et lui a dû le maintenir parce que sa mère, gazée comme juive à Auschwitz, l'a comme rappelé à ses origines, d'un rappel radical mais voué à rester formel. Car de fait, toute sa vie, toute l'énergie de son action fut orientée vers la foi catholique, à propager le plus possible. Pour le reste, il a fait son travail d'homme d'Eglise actif et militant pour sa religion. Apparemment c'est assez rare pour paraître exceptionnel.
En revanche, ce qui est exceptionnel, c'est cette conjonction des deux traits, juif et catholique qui lui fut imposé par l'événement; imposé par le destin de sa mère et en un sens celui de son peuple; indépendamment de sa volonté.
Conjonction certes bizarre: "être-catholique", cela contredit radicalement "être-juif". "Jésus notre Dieu" n'est pas recevable par un Juif religieux pas plus que par un Juif athée.
Mais cette conjonction bizarre, il a su s'en servir, l'incarner, car elle correspond à un montage théorique presque idéal: porter en soi un Juif qu'on ne cesse de convertir au catholique qu'on est devenu, un Juif qui ne demande qu'à passer chrétien et qui y passe toute sa vie, voilà ce qui ne pouvait que séduire le subtil Jean-Paul II. Il a bien vu en Lustiger un symbole vivant et prolongé de quelque chose où l'Eglise de tout temps a cherché sa validation: l'instant fatidique où le Juif comprend enfin que sa religion, certes originelle, s'achève et s'accomplit dans la suivante. Ici, cet instant précieux a duré ici toute une vie. Il s'est incarné dans un homme vif et actif, qui a ainsi porté l'idéal millénaire du christianisme: ramener les Juifs qui se cramponnent à la vieille Alliance, les amener à reconnaître la Nouvelle la Bonne Nouvelle.
Et prouver par là même la valeur de celle-ci, a fortiori. Avec Lustiger, l'Eglise pouvait obtenir en douceur ce qu'elle a au cours des siècles recherché par la force ou la pression.
Avoir en soi un Juif qui n'est là que pour dire: "Je suis Juif", un Juif inerte comme tel, puisque rien de la transmission juive ne s'imposait dans le discours de Lustiger, mais un Juif qui sert à doper le chrétien par une conversion permanente, et de ce fait même inachevée - voilà le trait unique.
C'est cela même qui est rappelé par le rite funéraire qu'a souhaité le Cardinal: que l'on dise sur lui le Kaddish, prière juive qu'on prononce entre autres pour les morts: mais qu'on la dise à l'entrée de l'Eglise, pas à l'intérieur. Dedans, ce sera le rite catholique, celui de l'accomplissement, de l'aboutissement. Il est vrai qu'à l'intérieur, le Notre-Père qui sera dit est un dérivé du Kaddish, et les Psaumes qui seront chantés furent écrits en hébreu. Mais c'est une longue histoire.
Il est vrai aussi que faire entendre le Kaddish dans sa langue originale, devant Notre-Dame, sur la grande place, c'est très fort: ce Kaddish qui ne dit rien de la mort, qui se contente de glorifier le Nom de l'être, de l'être non pas comme Etre suprême, mais comme fonction d'être: qui fait exister ce-qui-existe. C'est d'autant plus fort qu'en un sens, le Cardinal ne pouvait faire autrement que de le demander, puisqu'il était… juif; et que ce Kaddish, sa mère gazée n'y a pas eu droit au moment de sa mort. Pas plus que la famille de son père et des millions d'autres.