Hier, j'ai écouté un pasteur commenter l'épisode des Evangiles sur la femme adultère. On connaît l'histoire: une foule de Juifs religieux poursuit une femme adultère; ils veulent la lapider, "selon la loi de Moïse". Tout ce monde arrive devant Jésus, qui ne dit rien et qui dessine ou écrit sur le sable. Puis devant l'insistance de la foule, il lance: Que celui qui n'a pas péché lui jette la première pierre. Les gens rentrent chez eux l'un après l'autre. Elle reste seule avec lui. Il lui dit: Moi non plus je n'exécuterai pas la sentence. Et il ajoute: Va et ne pèche point.
J'ai parlé ailleurs de cet épisode (peut-être dans Les trois monothéismes), mais un détail m'a retenu, bien souligné par le pasteur: en demandant "que celui qui n'a pas péché lui jette… ", Jésus les prenait un par un et non en groupe. Il cassait la foule en autant d'individus et il confrontait chacun d'eux à la victime potentielle. Il forçait chacun à la regarder en face; à "voir son visage", insista le pasteur, citant son Lévinas et ponctuant: quand on voit le visage de quelqu'un, on ne peut pas le tuer.
Cette phrase m'a choqué par ce côté péremptoire. Je n'allais pas interrompre le pasteur pour lui dire que c'était faux, que dans certaines périodes, par exemple sous le nazisme, ou sous l'emprise du terrorisme, des gens peuvent voir en face l'individu, et même le reconnaître, puis le tuer ou le livrer aux assassins. Après la conférence, j'ai suggéré au pasteur de lire ce petit roman de cinquante pages Inconnu à cette adresse, où l'on trouve l'histoire d'une jeune fille juive poursuivie par des S. A. (des nazis armés) et qui court chez son ancien amant dans l'espoir de s'y réfugier. Il ouvre la porte, il la regarde en face, on peut supposer qu'il voit bien son visage et se rappelle leurs étreintes passées, et il ferme la porte la livrant aux nervis qui la tuent.
Plus tard, dans le roman, le frère de la jeune fille se venge d'une manière assez subtile que je ne raconterai pas pour en laisser le plaisir au lecteur.
J'espère que le pasteur appréciera cette nuance que la réalité apporte à son propos.
En revanche, l'intérêt de l'épisode évangélique m'a semblé plus clair et plus simple: Jésus suggère non pas de s'abstenir de juger, car il faut bien qu'il y ait des tribunaux et qu'on juge délinquants et criminels; il suggère qu'il y a des juges pour ça, et il n'est peut-être pas nécessaire de les supposer totalement innocents, n'ayant jamais péché, pour qu'ils soient capables de juger. Ce que Jésus récuse, avec raison, c'est qu'une foule exécute la loi, ou s'improvise juge, ou même confie le jugement ou son exécution à un homme inspiré. C'est tout simple; c'est contre les fanatiques, y compris ceux de la loi.
Quant au visage; lorsqu'on prend les gens abstraitement, en petit groupe ou en foule, ou même individuellement, on peut toujours leur appliquer des principes abstraits et garder la conscience tranquille; mais lorsqu'on les regarde de plus près, qu'on parle avec eux, et que la rencontre a lieu, alors les principes abstraits sont non pas annulés, même pas relativisés, mais aptes à laisser place à autre chose, de l'ordre du contact humain.