Aujourd'hui, sans doute du fait que l'individu prévaut (ou croit prévaloir), les opinions qu'il affiche servent surtout à le protéger d'éventuelles agressions. C'est dire qu'il a intérêt à en avoir de bonnes, des opinions. Il avance sous leur protection, et à la moindre attaque, il interpose leur bouclier. Du coup, l'adversaire se retrouve en train d'attaquer des idées fortes, solides, reconnues. Ce style de défense comporte un chantage évident, une logique de prise d'otage: on avance - dans le "débat" - en étant toujours couvert par des idées "inattaquables", telles que l'autre qui les attaque est "foutu" ou presque.
J'en ai eu un exemple en écoutant un débat sur l'homo-parentalité. Une sociologue contre une philosophe. C'était féroce, comme souvent entre deux femmes qui se disputent la vedette. La sociologue avance, couverte par deux boucliers: 1) On ne doit pas "spécifier" les homosexuels; c'est Foucault qui l'a dit; ça ne se discute pas. 2) On est contre "la toute-puissance de la technique", c'est évident, tous les grands esprits l'ont dit; le contester, c'est vouloir que l'on soit de "purs objets" de la technique; c'est ce que vous voulez?
La personne - la militante - ainsi protégée, avance pas à pas, en agitant ses boucliers; elle avance, encore un peu, encore, et à l'arrivée, elle abat soudain ses cartes: donc, si on ne "spécifie" pas les homosexuels, si on n'en fait pas une espèce à part (à Dieu ne plaise, mais de quel Dieu s'agit-il?) alors il faut poser que deux hommes peuvent être parents d'un enfant au même titre qu'un couple homme-femme. Donc, au regard de la "parentalité", deux hommes c'est pareil qu'un homme et une femme. Tout au plus aura-t-il deux pères et une mère, celle qui l'a porté. Dans le cas d'un couple homo-féminin, il aura deux mères et un père extérieur, dont l'acte de donation de sperme ne doit pas rester anonyme. Tout comme le don d'ovocyte, le cas échéant. A ce niveau, le deuxième bouclier s'active: s'il y a don de gamète, ce n'est pas du matériel, c'est de l'humain, sinon, on devient objet de la science. De cette trouvaille faite au passage (le non-anonymat) vont pouvoir bénéficier les couples hétéros qui recourent au don de gamète: il faut que le donneur ne soit pas anonyme, cela permet une parentalité multiple (trois parents)… à l'image des familles homo-parentales, qui deviennent ainsi la norme, ou presque. Grâce au principe protecteur qui sacralise les gamètes contre la tyrannie technique: l'ovule ou le spermatozoïde, ce n'est pas du matériel humain, que diable! Peu importe s'il s'ensuit de gros problèmes: si cela peut tarir les dons, en éloignant des donneurs potentiels; et si cela angoisse les receveurs, qui veulent n'avoir pas à tenir compte du donneur comme d'un parent; etc.
Et l'on se retrouve à écarter cette évidence: que le couple fondateur, central, c'est le couple homme-femme (H-F); ce qui n'implique pas d'interdire les autres couples (F-F ou H-H); mais entre les tolérer et prendre pour norme leur problème singulier, il y a une grosse surenchère. Car au fait, ne pas "spécifier" les homos, c'est tenir pour nulle la différence qui est la leur; c'est les traiter en s'abstrayant de leur différence; rien d'étonnant s'ils deviennent la norme. Le même sophisme "démontre" qu'il faut rejeter l'anonymat dans le don de gamète: car si c'est anonyme, les gamètes deviennent purs objets de la technique. Donc celle-ci est toute-puissante, elle exclut l'humain. cqfd.
Bref, au-delà des contenus qu'on agite dans les débats, ceux-ci sont d'abord des règlements de compte entre blocs narcissiques irréductibles, et non des examens qui exploitent la richesse des problèmes pour avancer.
Peut-il en être autrement? La passion est trop forte de régler ses arriérés, avec le passé ou les images parentales. L'envie de le faire en se protégeant par des mots qui effraient l'adversaire est forte aussi. Il en résulte que le débat est faible. Lorsqu'en outre il s'organise dans des médias soucieux d'abord de mise en scène, on se garde de faire appel à ceux qui, sur le terrain, vivent ces problèmes et cherchent à les penser sous la pression du besoin, c'est-à-dire sérieusement.
Je viens d'entendre un "grand intellectuel" parler à la radio sur toutes sortes de "grands thèmes". L'aspect protection narcissique était remarquable. L'implicite du discours était: je suis bien, et mieux que ça encore: je suis très bien; et cette idée juste (que tous répètent), je l'ai dite aussi; et cette autre, également. Il était impeccable, protégé de partout, parfait. Terrible fragilité des "idées fortes" et de ceux qui les portent.