On m'a parlé d'un chef d'orchestre (Hugues Reiner) qui a fait un discours sur la musique et la paix. Il était bien placé pour ça, puisque naguère, en pleine guerre de Bosnie, il fit jouer à Sarajevo du Beethoven, par des Serbes, des Croates et des Bosniaques, dans le même orchestre. Un acte de paix? Disons plutôt un acte d'incantation de la paix. Il dit lui-même joliment qu'"il y avait la paix dans les 100m² de l'orchestre", où il avait des violons serbes, des cordes croates, des trompettes musulmanes; ces gens jouaient ensemble au lieu de se battre.
Et ce musicien questionne: mais un sol ou un ré peut-il être serbe? croate? Bien sûr que non; une équation non plus; tout comme le béton pour construire ensemble un bâtiment, maçons et ingénieurs venant de peuples hostiles. De sorte que cette harmonie, qu'il attribue à la musique, se retrouve dans tout acte où on fait ensemble quelque chose, même lorsqu'on est ennemis, qu'on ne s'aime pas et qu'on a de bonnes raisons pour ça. On se calme dans ce même geste de faire, car faire ensemble quelque chose implique le tiers sous forme de projet (qu'il soit projet musical, constructeur ou de recherche); et cette dimension du tiers apaise ou subvertit l'agressivité en miroir entre deux ennemis qui ne peuvent pas se voir (souvent parce qu'ils se ressemblent, y compris dans le fait de ne pas se supporter, et que chacun prend l'autre pour son ombre menaçante).
On raconte que suite à un tremblement de terre à Chypre, des Grecs et des Turcs qui en principe se haïssaient et du reste se faisaient la guerre, se sont retrouvés ensemble pour déblayer les ruines. Un deuil commun rassemble les frères ennemis, au même titre qu'un projet constructif. Car faire un deuil ensemble, c'est aussi constructif.
Bien sûr, on aimerait dire que la musique est un matériau supérieur, privilégié, pour rassembler des ennemis et leur faire dépasser leur haine. Mais ce n'est pas tout à fait vrai. Bien sûr, l'orchestre qui à Berlin en 45 jouait Beethoven pour Hitler, - communiait dans l'amour de la musique, et sans doute aussi dans celui d'Hitler. Bien sûr il y a le fantasme qu'en les faisant parler vraiment, ces musiciens jouant pour Hitler, ils cesseraient au nom de la vérité de jouer pour ce tueur. Mais c'est là un pur fantasme; pour eux c'était le Guide de leur pays dont tout le peuple l'a soutenu.
Quant au fantasme d'une vérité universelle, qui serait aussi celle de l'amour, qui unirait tous les hommes, c'est un fantasme bénéfique mais souvent il tourne court car cet amour, cette vérité sont vite ramenés à l'instance narcissique de l'identité en question. Alors, c'est au nom de l'amour, l'amour des siens, qu'on va s'empoigner avec l'autre. On sait que dans les Camps de la mort, les nazis mettaient en place des orchestres de déportés cadavériques; ils appréciaient que cette musique accompagnât ceux qui partaient vers la chambre à gaz.
C'est vrai que la musique est un appel à l'amour, et même à l'amour des autres. Les siens de préférence; ou ceux qui peuvent s'inclure dans un Moi agrandi. Mais la musique n'exclut pas que l'amour qu'elle diffuse soit refusé aux autres, à ceux qu'on n'aime pas. Et ce n'est pas elle qui vous les fera aimer. C'est le dur travail pour surmonter les barrières, les préjugés, les haines ancestrales - qui peut vous rapprocher d'eux, et la musique peut célébrer ce rapprochement.
Lorsque dans la Yougoslavie d'antan des gens vivaient ensemble et en paix (Serbes, Croates, Bosniaques…), nul ne se questionnait sur leur accord, sur ce calme apparent. L'Ordre absolu régnait. Un jour ils se sont mis à s'entretuer. A croire qu'ils avaient de vieux comptes à régler, des comptes identitaires, qui étaient étouffés ou enveloppés par la dictature commune. Quand celle-ci s'effondra, ils ont commencé à "s'expliquer". Et ils semblent s'être calmés, pas tout à fait.