Certains philosophes comme Sloterdijk, nous disent qu'il y a une colère qui remplit la planète, qu'elle tourne à vide et ne trouve pas d'issue. D'où vient-elle? De quel besoin de vengeance? De quelle humiliation? Cela on ne nous le dit pas. Mais le philosophe hausse le niveau: "S'il fallait exprimer en une phrase le caractère de la situation psycho-politique actuelle du monde, ce devrait être la suivante: nous sommes entrés dans une ère dépourvue de point de collecte de la colère". Formule un peu contournée, qui préfère dire que la colère ne trouve pas d'issue plutôt que de questionner ses origines.
Or si l'on compte les masses qui se réjouissent des actes terroristes, et qui par là même expriment une vraie colère; et si on leur ajoute les masses que ce terrorisme met en colère - depuis les gens qui sont atteints directement jusqu'à ceux qui s'énervent de passer deux heures de plus à subir la sécurité avant de prendre leur avion, cela fait beaucoup de monde plus ou moins en colère. Ailleurs, la colère de certains fait qu'ils prennent des otages, et d'autres ont peur d'être pris et ça les met en colère. Il y a des gens qui censurent (par colère) et d'autres qui veulent parler et que le silence imposé met hors d'eux…
Et l'exutoire alors? Il est tout trouvé pour ceux qui passent à l'acte; c'est leur acte. Mais ceux qui subissent ne trouvent pas d'exutoire. La question est donc peut-être non pas de vidanger cette colère mais d'en voir l'origine et c'est là que nos philosophes déçoivent: on dirait qu'ils ont peur de la nommer, d'en pointer l'origine. Or une bonne partie de la planète est rendue âpre et colérique pour des raisons identitaires. Ces gens ont de bonnes raisons d'être en colère: ils ont une origine qu'ils veulent défendre et que la réalité met à l'épreuve tous les jours. Mais passer sous silence la cause de cette colère déferlante, est-ce vraiment les aider? C'est la conviction de beaucoup de publicistes et d'auteurs conventionnels. Parmi lesquels nos philosophes qui préfèrent fétichiser la colère et lui chercher une issue plutôt que d'en chercher les causes. Plutôt que de la nommer, Sloterdijk parle de "terrorisme global" et trouve que c'est un "phénomène totalement post-historique". En somme, lorsque un penseur occidental a cru clore l'histoire - oui, la fameuse "fin de l'histoire" - il voit venir les traînards, par exemple les radicaux islamiques, protégés par leurs foules; il voit leur colère, leur rancœur, il ne sait pas où la caser, et il pose gravement: c'est "post-historique". Or c'est en plein dans notre histoire. L'histoire actuelle est fait de ça. Mais notre penseur ne dira pas la rancœur des islamistes ou ses racines originelles (que j'ai ailleurs explicitées[1]). Il dira: "la colère des exclus". Et si on l'interpelle là-dessus: c'est quoi les exclus? Il y a partout de l'exclusion, elle est souvent banale, comme une limite ordinaire: devant chaque grande porte il y a ceux qui passent et ceux qui restent; et pourquoi d'autres exclus essaient plutôt de s'inclure? En outre, bien des exclus ne rêvent pas de poser des bombes. Naguère des jeunes bourgeois italiens ou allemands faisaient du terrorisme pour la cause ouvrière; ils faisaient ce que, d'après eux, le prolétariat devait faire s'il avait leur sensibilité à son sort; mais il n'a pas suivi et ils ont baissé les bras… Or les exclus issus de l'immigration ont de la colère parce qu'ils incarnent une rancœur souvent refoulée des parents, laquelle relaie une rancœur originelle qui mériterait d'être repensée. Mais nos philosophes ne veulent pas se mouiller en la pensant de plus près.
[1] . Voir Les trois monotéismes, (Seuil, Points-Essais, 1992) et Nom de Dieu (Seuil, Points-Essais, 2006).