Cet article est paru dans Le Figaro du 6/10/09
sans les passages en caractère gras.
La loi ne doit pas se mettre à son compte.
Une société peut punir les déviances, mais les rendre impossibles supposerait qu’elle soit folle ou obsédée. En fait, il y aura toujours des déviants, des tueurs, des gens qui jouissent de violer et de voir leur victime agoniser dans leur jouissance. (Les normaux parlent de petite mort, et eux en font un vrai meurtre; ils sont "accrocs" à l'orgasme absolu où jouissance et mort coïncident.) Pour qu’ils ne soient plus en activité, le bon sens exige qu’on les mette à l’ombre pour toujours. Or ce sont des malades ; donc la loi met des limites à leur emprisonnement, et de façon assez curieuse : après s’être fait payer, en années de geôle, la dette qu’ils doivent au social pour le mal qu’ils lui ont fait, elle veut bien qu’on les soigne. On aurait pu le faire avant, mais il semble qu’ils doivent d’abord «moisir» en cellule pour qu’ensuite on avise.
On croit même avoir la panacée : les castrer chimiquement, oubliant que, pour eux, le couteau peut remplacer leur virilité, que d’ailleurs il « complète ». Outre que cela rappelle à beaucoup les mœurs dites barbares où l’on coupe la main du voleur qui récidive (c’est-à-dire de tout kleptomane), il est clair que le remède ne sera pas purement technique. Une technique résout un problème et en pose plusieurs autres - qui seront « traités » à leur tour d’une façon qui en crée d’autres, etc. En tout cas, c’est aux limites de la loi, ou de son application, que les pervers dangereux comptent sur la souplesse du système et sur son humanité pour rentrer dans le jeu et reprendre du service. En quoi ils ont la même logique que les terroristes : utiliser toutes les ouvertures du droit au profit de leur obsession, qui est de sacrifier l’autre à leur jouissance. Là encore, le bon sens a la réponse : durcir la loi, la rendre féroce. Il semble au contraire plus pertinent, au lieu de laisser croupir en prison des gens qu’on peut soigner, de rendre la loi encore plus souple mais plus présente et plus active : il faut établir plus qu’un dialogue, une vraie dialectique entre la loi écrite, toujours formelle, et la loi orale, c’est-à-dire la parole des juges et des instances d’application (et de l’équipe soignante, quand il y en a).
Ce qui est révélé dans ces moments de crise, c’est un énorme besoin de parole vive et de jugement : les juges, au lieu d’appliquer la loi de façon automatique, peuvent faire preuve de jugement et adjoindre au texte, toujours un peu figé, une parole et une pensée en éveil. En l’occurrence, cet homme qui a déjà violé une mineure s’est acharné à vouloir loger tout près d’elle, lors d’une précédente libération, signe qu’il fallait déjà le soigner vu que son symptôme se révélait plus fort que tout. Or la loi et les directives ont été simplement «appliquées». Le juge d’Outreau aussi n’a fait qu’appliquer. Et c’est lorsqu’on élude ce travail de la pensée et de la parole partagée que l’émotion passe en direct dans l’écriture des lois. La loi écrite n’est pas la vérité, elle est un repère autour duquel on peut parler, penser, interpréter, anticiper les effets, dans un sens d’un plus de vie plutôt que d’un plus de pouvoir. (Le pire étant d’appliquer bêtement les textes pour coincer leur auteur ou montrer ses limites.) Concrètement, à la sortie de prison, on doit faire preuve de jugement quant à savoir s’il s’agit d’un vrai retour à la vie ; et ce jugement, comme tout acte de loi, doit comporter de la rigueur et (pardonnez le mot) de la grâce. Cela ne va pas de soi. Par exemple, la justice à Los Angelès dans l'affaire Polanski est sans grâce aucune: la loi semble impatiente de s'appliquer alors que les trente ans qui ont passé ont démontré que si on l'avait appliquée en son temps, c'eût été à tort: l'homme a été exemplaire, il a payé par trente ans d'exil, la fille a retiré sa plainte... Mais c'est ainsi; il arrive que la loi travaille pour son propre compte alors qu'elle est faite pour faire vivre les hommes et non pour les prendre en otage de son système.
C'est là une rare occasion de réfléchir, une occasion offerte par le hasard. Car il n'est pas fréquent, en principe de récuser un jugement en disant que si on l'applique ce sera à tort; car on le ferait de tout jugement; et qu'est-ce qui permet de dire que "ce sera à tort"? Mais en l'occurrence le temps réel a passé et la preuve est faite, après coup que c'eût été à tort. Et cela peut servir lors de certains jugements à se projeter dans l'avenir, par la pensée, pour se demander si le verdict que l'on impose ne va se révéler faux, injuste...
La grâce implique d’avoir deux poids deux mesures ponctuellement (et non pas constamment), et cela contrarie beaucoup nos lubies égalitaires qui exigent que la vie traite tout le monde de la même façon - ce qu’elle refuse absolument.
En attendant, constatons que nous payons un lourd tribut aux pervers dangereux, à ceux qui sont pris dans un lien total qui prime sur tout, même sur la vie. Une femme ne peut pas courir seule et sans peur dans une forêt et fusionner comme elle veut avec la nature. De même que, homme ou femme, on ne peut pas se promener dans certaines contrées sans risquer l’enlèvement. Tous ceux qui prennent l’avion donnent aussi une heure de leur temps, comme une offrande aux terroristes, pour un peu plus de sécurité. Eh oui, tout le monde doit payer, tant que la loi n’est pas mieux ajustée à son objet vivant ; et pour qu’elle le soit, il faut parfois la secouer, voire la violenter ; mais comme a dit un sage : parfois, l’annulation de la loi c’est sa fondation même. Il l'a dit bien avant qu'un certain Jésus essaie aussi de la mettre en acte.
Dernier ouvrage paru (juin 2009): Marrakech, le départ, roman, chez Odile Jacob.