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Point de vue
Le raid sur la flottille pour Gaza, par Daniel Sibony
LEMONDE.FR | 04.06.10 | 09h14 • Mis à jour le 04.06.10 | 09h17
Quand on voit les images de l'opération israélienne sur la flottille vers Gaza, dès la première image de ce soldat israélien qui descend en rappel sur le bateau et qui se fait attraper comme s'il arrivait mains en l'air, l'autre soldat isolé se faisant jeter par dessus bord, on sent que ceux qui ont organisé l'opération ont plus péché par "bêtise" que par autre chose. Quelle armée oserait envoyer ses soldats se faire frapper sciemment ?
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En revanche, cette "bêtise" mérite, comme souvent, d'être analysée. Elle suggère que les responsables envisageaient une sorte d'opération de police où les soldats descendent avec l'autorité de la loi et ordonnent le déroutage du bateau vers le port voisin pour vérifier la cargaison, etc. Cela veut dire qu'ils n'ont pas en tête la capacité de leur adversaire de mobiliser contre eux beaucoup de monde sur la planète, déjà le monde arabo-musulman, mais aussi beaucoup d'autres voix solidaires. Je dis des "voix", car la manifestation devant l'ambassade d'Israël à Paris n'a pas rassemblé beaucoup de monde (près de cinq cents m'a-t-on dit, ce qui est peu comme réponse à un appel d'Intifada générale devant les ambassades d'Israël).
Or si ces responsables israéliens ont eu une vision aussi étroite, aussi technique des choses, c'est peut-être qu'en Israël, tout une classe politique, médiatique, militaire, culturelle, n'a pas pris la mesure exacte de l'opposition à l'Etat hébreu comme tel. Opposition radicale à la mesure de ce qui fonde cet Etat : il est fondé sur une transmission symbolique millénaire qui a inscrit son projet de renaissance au fil des générations et qui a pu la mettre en acte à l'occasion de
Les morts et les blessés qui s'en sont suivi sont clairement le prix payé non pour le fanatisme, mais aussi pour la "bêtise" de l'avoir ignoré, pour ce manque de pensée reliant l'origine du conflit à chacun de ses épisodes. Cette pensée, ou son absence, donne à chaque événement du conflit toute sa signification, tout son ancrage dans les raisons profondes qui le provoquent : l'entre-choc de deux transmissions symboliques, qui devront bien, un jour, s'expliquer.
Une pensée plus vigilante dans ce domaine aurait justement inspiré une plus grande ouverture technique, même une certaine élégance dans la manière de faire. On aurait pu envoyer des plongeurs de la marine qui bloquent l'hélice, et les bateaux n'avaient qu'à se faire remorquer par un long câble d'acier vers le port voisin pour ladite vérification. (Puisqu'il est dit et admis qu'Israël est en guerre avec cette région autonome, laquelle n'est pas vraiment un bastion affamé – des amis qui en reviennent m'ont exhibé des photos de marchés bien fournis. Certes, ce n'est pas le luxe mais la denrée qui y manque cruellement, ce sont les nouvelles roquettes à plus longue portée.) Ce n'est pas la première fois que l'étroitesse technique exprime un manque de pensée. Or cette étroitesse, si elle s'étale parmi les responsables militaires (et on a vu le manque d'imagination qu'elle provoque lors de la récente guerre du Liban) a toute chance de se trouver aussi parmi les responsables politiques. Qu'ils soient de droite ou de gauche du reste, puisqu'on a vu des épisodes analogues traités de façon aussi peu pensée par des dirigeants des deux côtés.
C'est en réalité un abîme culturel qui est ainsi révélé à chaque épisode, concernant cet Etat singulier, Israël (Etat d'un peuple lui-même singulier, le peuple juif, dont la singularité ouvre, dit-on, sur l'universel), mais où beaucoup de citoyens semblent se contenter d'une pensée opératoire, normative, fonctionnelle, qui écarte comme ennuyeuse toute réflexion sur les racines et la transmission, ou pire qui la range du côté de la religion voire de la superstition. A la limite, cette culture a prôné jusqu'à ces derniers temps ce qu'elle appelait "l'homme nouveau", libéré du passé et encore plus des "mythes" antiques, entièrement adonné au présent, aux affairements technologiques – certes féconds et où le pays excelle – mais qui font des "bugs" quand l'origine archaïque bat le rappel. Comme c'est le cas.
Car c'est lors d'épisodes concrets et limités que le passé vous rattrape et vous questionne sur ce qui fonde votre Etat, votre souveraineté. Et lorsque des gens, de là-bas ou d'ici, n'ont pas de quoi répondre, ils se trouvent en butte à des vertiges haineux où, comme souvent, ce qu'on demande à l'Etat juif, c'est d'être non pas sans bavure, mais parfait, c'est-à-dire inexistant.
Quant aux perspectives de paix, elles restent ce qu'elles étaient ; il y aura souvent la paix, mais la paix définitive est un mirage, même avec un Etat palestinien, ou deux. Au fait, si l'Etat palestinien s'est cassé en deux avant même de naître pour la première fois de l'histoire, c'est un sérieux empêchement ; et les chefs israéliens ne sont pas assez malins pour l'avoir provoqué. D'autres empêchements sont aussi sérieux. Peut-il y avoir un débat de fond sur le conflit ? Sur les réfugiés (de toutes sortes, Arabes et Juifs) ? Sur la cohabitation avec des Arabes d'Israël qui se sentent plus palestiniens qu'israéliens ? Etc. Quant à la guerre elle-même, elle est bien sûr plus difficile que jamais ; lorsque l'une des stratégies vise non pas à gagner ou à vaincre, mais à salir l'autre aux yeux de tous comme pour le mettre au ban de la planète. Voilà le genre de questions passionnantes qui restent ouvertes et que les prochains épisodes rappelleront encore.
Daniel Sibony est psychanalyste et écrivain. Il a publié Marrakech, le départ (Odile Jacob, 2009) et Les sens du rire et de l'humour (Odile Jacob, 2010).
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