02/02/2011
Cela faisait si longtemps que ce n'était pas arrivé- que la rue chasse le tyran. C'en était devenu un mythe, mais quand il se réalise, même un instant, cela relance la confiance dans l'humaine condition: les gens peuvent supporter l'indignité, et un beau jour ça éclate, parce qu'un jeune homme leur met sous le nez l'évidence: il se donne la mort pour dire que ce n'est pas une vie; geste rare dans ces cultures où la joie de vivre est un repère.
Donc, bravo au petit peuple tunisien et aux peuples qui l'imitent et qui ne s'en laissent pas conter. Espérons qu'ils feront autre chose que changer de Maître. On se souvient du philosophe Michel Foucault, si enthousiaste quand l'Iran fit fuir son Shah, qu'il exalta non sans lyrisme la beauté du "tous contre un". Et ce fut encore un, qui les captura "tous" sous l'emblème fanatique. Seront-ils cette fois contraints à une certaine pluralité, qui inclut toutes les tendances? (Et pourquoi pas les islamistes si leur tendance existe? N'est-ce pas en les refoulant qu'on les reçoit en pleine figure à chaque "tournant"?)
L'événement qui a eu lieu en Tunisie et qui se répète en Egypte - bien que dans un espace où la pression intégriste est très forte -, constitue une première dans l'histoire: des foules arabes manifestent d'une façon très puissante en dehors des questions d'identité (qui là-bas se ramènent à la religion). Elles luttent pour leur dignité, leur liberté, pour avoir de quoi vivre. Même si des slogans contre Israël apparaissent ça et là, ce n'est pas eux qui définissent l'événement. Celui-ci ouvre la brèche par laquelle ces peuples arobo-islamiques peuvent rentrer dans l'histoire, par des voies bien à eux mais qui croisent celles qu'à connues l'Occident sur ce point crucial: renverser les tyrans.
Même si ces soulèvements sont un jour récupérés par les religieux, un peu comme une bille qui roule sur une surface pleine de reliefs, avec beaucoup de choix possibles, et qui faute de trouver un point d'équilibre ,rejoint son ornière initiale, en l'occurrence la soumission au destin et aux prêcheurs d'Allah; même si cela arrive, on aura vu que ce n'est pas automatique, qu'il existe un temps (même bref) où seule s'affirme l'envie de vivre et d'exister dignement. Ce fait-là, s'il s'inscrit, rendrait possible un autre événement où beaucoup peuvent s'affirmer comme sujets individuels, au niveau de l'acte et delà pensée, sans référence à la Oumma. On sait qu'il est dur d'exister comme sujet dans ces pays où l'emprise du collectif ne laisse pas beaucoup de jeu. Et voici que la foule elle-même devient sujet d'un fragment de son histoire qui peut se révéler marquant.
Cet événement éclaire aussi certaines manières européennes de voir ces peuples. La France, pour Ben Ali, a été jusqu'au bout calculatrice , et en même temps on a des refrains "coupables" du genre: "Nous n'avons pas soutenu ce peuple, nous avons cru que ce n'était pas un dictateur, alors nous n'avons rien à dire, nous sommes à l'écoute de ces peuples, c'est à eux de nous dire ce qu'ils veulent de nous...". On voit aussi des diplomates français tenter de réimposer des références identitaires, et nous parler de Proche-Orient et de Gaza, et de la relation "si difficile" à Israël …, quand ces peuples pensent d'abord, pour une fois, à leur vie, à leurs sociétés pourries qui rendent cette vie très difficile. Ces événements affaiblissent l'idée de définir le monde arabe par ses postures identitaires contre Israël et l'Occident. Que ces postures soient là, c'est clair dès l'origine, mais est-ce qu'elles définissent l'ensemble? et pour toujours? Ce n'est pas sûr.
Ces foules arabes n'ont pas bougé lorsque Ben Laden et d'autres intégristes ont tenté de les ameuter; faisant preuve de lucidité; et ici de maturité. Elles peuvent voir autre chose que ce Conflit; et par delà les dimensions imaginaires de l'identité, elles peuvent dire le désir de vivre au rythme du monde. (Après tout, pourquoi l'ombilic de la dignité du monde arabe serait-elle ombiliquées dans ce petit bout de terre, d'environ vingt-mille km², attribué à l'Etat juif?) Il y a certes l'identité collective, mais il y a aussi la manière de la mettre en acte et de la vivre au quotidien. Et cet aspect peut compter plus, ces temps-ci. Bien sûr, il faut une identité minimale pour vivre, mais quand elle est déjà maximale, comme là-bas, elle peut être entamée par l'envie d'exister.
Et si ce n'est pas le cas, si l'intégrisme ramasse la mise, c'est que l'Histoire joue la Folle ; raison de plus pour ne pas s'affoler.
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