Ce texte raconte un geste majeur d'Abraham : acheter une sépulture pour sa femme Sarah qui vient de mourir, et ce, à Hébrone, dans la terre de Canaan, celle que YHVH a promise à ses descendants ; aux descendants hébreux, puisque Ismaël et Hagar ont été éloignés, à la demande de Sarah. (Épisode que le Coran n'évoque pas, car cela l'aurait confronté à une contradiction : le père de l'islam, Abraham selon lui, renvoyant l'ancêtre majeur de l'islam : Ismaël. Intégrer cette contradiction, c'eût été intégrer la faille existentielle, que la Bible, elle, ne cesse de travailler, et qui donne à sa transmission la diversité que l'on sait.)
Cet achat de terrain est par lui-même un symbole : il s'agit de marquer cette terre d'une possession, doublement symbolique puisqu'elle comporte le symbole premier de toute humanité à savoir la sépulture, la coupure ligne entre les morts et les vivants ; et qu'en outre c'est un achat, une acquisition : au propriétaire du terrain qui veut l'offrir en cadeau à Abraham, celui-ci répond qu'il veut le payer. Il préfère la loi de l'achat et de la vente à celle du don et des bons sentiments. Du reste, si on lui faisait ce don, que donnerait-il en échange ? Quel contre don ? Ce serait du bétail ou des services, alors autant donner le signe du paiement universel, l'argent bien pesé. Ce marquage originaire semble entamer la conquête de cette terre, pour les Hébreux : elle leur est promise, ils sont appelés à y être, mais il faudra l'acheter ou la conquérir. Et Abraham fait le premier geste, il achète de quoi donner à ses descendants la présence - symbolique et réelle - du père mort ; laquelle sera répétée trois fois : Abraham, Isaac, Jacob ; eux et leurs femmes sont enterrés là.
En (23; 17-18), l'achat est inscrit en des termes à très longue portés, qu'on traduit d'habitude par:" Ainsi fut dévolu le champ de Makhpéla (…) à Abraham comme acquisition". Or le mot c'est vayaqom : il se leva, il se dressa; qui donc? le champ. Disons que le champ fut élevé au statut d'un Lieu acquis pour se transmettre comme élément d'existence pérenne. Car la racine du verbe est qoum la même que pour maqom qui veut dire le lieu, et aussi le divin. Yéqoum, qui en dérive désigne aussi la richesse. Il y a aussi téqouma qui évoque le lieu d'être. Un autre verbe en dérive, lé-qayém, faire tenir, faire exister. Ce mot vayaqom exprime donc qu'Abraham acquiert de quoi faire exister une transmission, qui donne à ses descendants, devenant peuple, un lieu d'être symbolique ancré dans le réel. Étonnant retournement : une sépulture se retourne en promesse d'existence; une trace sépulcrale s'inverse, via la langue et le verbe, en un germe de texture, celle d'une transmission qui fait exister, par anticipation, un peuple hébreu et le lien au divin qu'il invoque, notamment à la promesse d'une terre.
Le texte y met une certaine solennité, et insiste sur le fait qu'étaient présents et témoins les Hittites, le peuple du vendeur, et que cela se passait à la porte de la ville. Il précise aussi que ce champ et ce caveau de makhpéla se trouvent en face de mamré 'qui est Hébrone), donc en face du lieu où YHVH s'est montré à Abraham sous la forme des trois messagers. Autrement dit, ce dévoilement de la présence qui a réinscrit l'alliance, se greffe sur le premier lieu qu'Abraham achète à Canaan pour en faire une sépulture patriarcale c'est-à-dire un lieu d'invocation ancestrale permanente, qui accompagne la transmission de cette phrase millénaire : YHVH, Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Les actes symboliques qu'accomplit Abraham ont donc une certaine portée dans le temps long; on peut même dire dans l'infini du temps, si l'on pense que cette transmission n'a pas de raison de s'arrêter, ajustée qu'elle est sur celle de l'humain comme tel, en tant qu'il est indéfini.
On comprend que ce lieu soit disputé par l'islam, puisque pour lui Abraham étant le premier musulman, ses descendants authentiques, notamment Isaac et Jacob (mais aussi Joseph, Moïse, les prophètes etc.) le sont aussi. Aujourd'hui, ce lieu est, pour les Juifs, d'un accès problématique, il faut être accompagné par des militaires, comme pour rappeler que l'accès aux origines, quand leur symbole est trop réel, n'est pas si évident ; et que le passage par elles, si on croit le détenir, le contrôler, c'est qu'on est dans l'erreur. Ajoutons que les musulmans qui revendiquent ce lieu comme le leur, sont obligés de traiter les deux autres patriarches Isaac et Jacob, certes islamisés par le Coran, au même titre qu’Abraham, ce qui n'est pas le cas dans l’islam; alors que c’est le cas dans la tradition des juifs, qui lorsqu’ils invoquent « nos pères », mettent Abraham Isaac et Jacob sur le même plan.(Dans le filon musulman, c'est plutôt : Abraham Ismaël et Mohamed, ce dernier prenant toute la place.)
Un autre passage par l'origine est ensuite raconté : Abraham envoie son serviteur Éliézer prendre une femme pour Isaac dans sa terre de départ. Il veut qu’elle soit prise parmi les siens, comme pour lui faire quitter, à elle aussi, son origine, pour qu’elle vive la même séparation qu’il a vécue, qu’elle en soit porteuse, qu’elle fasse le même voyage. Isaac, lui, est né à Canaan, cela ne fait pas sens qu’il aille en Mésopotamie trouver une femme ; pour lui, ce ne serait pas un retour. Le texte insiste, en faisant dire au serviteur : et si la femme ne veut pas venir avec moi, dois-je ramener ton fils là-bas, dans la terre d'où tu es sorti ? Surtout pas, dit Abraham ; si elle ne veut pas tu seras quitte du serment envers moi. Mais il a confiance : YHVH qui m'a fait partir de là, enverra un messager devant toi et te fera trouver la femme. Cette confiance, le serviteur la porte avec lui et, arrivé au lieu-dit, il fait une prière, simple et radicale: « YHVH, fais qu'il y ait de la rencontre pour moi aujourd'hui » ; ou plutôt : devant moi ; « et fais une grâce à mon maître Abraham ». Le mot pour la rencontre implique l’en face et l’en travers ; la vraie rencontre n'est pas frontale mais elle implique le face à face. Puis il met en place les conditions d'un coup de foudre : celle à qui je demande à voir, près du puits, et qui me répond : bois, et je ferai boire aussi que les chameaux, ce sera celle-là que tu auras désignée. Cette mise en scène du hasard objectif, puisqu'en effet, Rebecca, celle qui répond, se trouve être de la famille d'Abraham ; cette sorte de coup de foudre par procuration – je l’ai analysé dans L'amour inconscient. J’ajoute seulement que cet appel à la rencontre peut éclairer la fameuse plainte des gens qui « ne rencontrent pas » : il leur manque l’ouverture sur l’être, vers le dehors, et même vers l’intérieur, les possibles qui les habitent sont enfermés dans un enclos narcissique, rendu étanche par une transmission du symptôme, plutôt que du symbole de vie.
Ici le serviteur est porté par un appel de rencontre qui le précède ; par l’acte symbolique que fait Abraham en voulant greffer sur Isaac une part de sa propre origine : en lui trouvant une femme de sa famille qui viendrait aussi loin que lui; qui croirait dans ce voyage. Il le dit clairement, en forme de vœu: YHVH, le Dieu du ciel et de la terre, qui m'a pris de la maison de mon père et de ma terre natale et qui m'a parlé et qui m'a juré de donner cette terre à ma descendance, lui, il enverra son messager devant toi et tu prendras une femme pour mon fils là-bas (24, 7). Et lorsque Éliezer fait sa prière, son vœu, voire sa mise en scène (celle à qui je demanderai et qui me dira etc.) , c'est déjà porté par le voeu d'Abraham. Il y a là un entrelacement de l'amour et la transmission ; une transmission de l'amour de l’être, qui annonce un amour de la transmission symbolique.
Isaac prend donc pour femme Rebecca, et l'on nous dit qu'il s'est consolé avec elle de sa mère. Petit clin d'œil pour honorer l'amour incestuel, et la façon de l'intégrer dans l'autre amour.
La Parasha se termine sur quelques notes complexes. D'une part Abraham prend à son tour une autre femme, qui lui donne plusieurs fils parmi lesquels Midiane, ancêtre d'un peuple qui en voudra beaucoup aux juifs pour leur place distinguée dans l'héritage d'Abraham. D'autre part, quand Abraham meurt, ses deux fils Isaac et Ismaël l'enterrent, ensemble. Rien de tel qu’un deuil commun pour fraterniser un peu. D'ailleurs, Isaac, béni par YHVH, s'installe près du puits le Vivant-qui-me-voit, le puits qui a sauvé Hagar et Ismaël de la soif. De sorte qu'Isaac est prêt à assumer l'intrication des deux branches issues du père commun, celle des Hébreux et celle des Arabes. Le texte s'achève sur la généalogie d'Ismaël qui donne naissance à douze fils, comme ce sera le cas de Jacob, fils d'Isaac. Mais d’Ismaël, on nous dit que ce sont douze peuplades, oummot ; on dirait presque douze branches de la Oumma.
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