Au début de l'Exode, les Juifs prospèrent et pullulent en Egypte, suite au rayonnement de Joseph. Puis c'est le changement brutal, la montée d'un Pharaon haineux. Ce verset qui l'annonce prend valeur de symbole: "Un roi nouveau s'est levé sur l'Egypte qui ne connaissait pas Joseph"1. Cela peut rappeler les retournements que les Juifs ont connus, partout: lorsqu'ils étaient tranquilles, donc prospères sous tel souverain, et qu'arrive un autre souverain moins serein ou plus violent; tout s'effondre, tout est à refaire. Nouvelle Egypte, nouvelle délivrance; et entre les deux, la nuit et la souffrance peuvent être longues. Quand il sort vers "ses frères", Moïse voit l'esclavage, l'arbitraire. Un Egyptien frappe un hébreu; Moïse le tue et l'enterre. Et très vite, autre signe de l'esclavage: un Hébreu le dénonce. Les esclaves tiennent à leurs chaînes…
Alors il fuit dans le désert. Il prend femme (Tsipora) parmi les filles de Ytro. Il est berger et fait paître son troupeau aux confins du désert. Là, il voit le buisson - qui brûle sans se consumer. L'être qui parle dans le feu du buisson se nomme YHVH. Et si l'on doutait du lien entre ce Nom et l'être, dont on a vu que c'est l'anagramme de YHVH, celui-ci décline son nom plus clairement quand Moïse le lui demande: "Ainsi tu diras aux enfants d'Israël : Je serai m'a envoyé vers vous"2 (sic). Braver à ce point la grammaire ne fait sens que si le message est urgent et ne peut se dire autrement: Ce qui parle, là, c'est l'être devenant sujet (Je) et conjugué dans le temps (Je serai); et il l'envoie les libérer. Il rappelle, bien sûr, qu'il est le Dieu de leurs pères, Abraham, Isaac et Jacob. On ne peut, après cela, nier le rapport intrinsèque entre l'être et YHVH - qui en est le symbole parlant; l'opérateur, si l'on peut dire. Le même verset forme ce nom ainsi: Je serai [que] je serai. Là, le divin se pose comme une pliure de l'être sur lui-même, une rature de l'être par le feu de la lettre et le feu de sa transmission; une brûlure contagieuse de l'être, qui n'appelle les hommes à s'entendre que dans la mesure où chacun d'eux peut entendre les appels de l'être-temps, ou les sentir. C'est dire qu'à chaque passation de vie, l'être (divin) se met au futur, Je serai…, et se fait sujet; se subjective. Que c'est vrai à chaque engendrement, et à chaque changement de génération. C'est comme un rythme, un battement: l'être dit je et quelque chose s'engendre; et dès que ça s'engendre, l'être dit je et l'avenir est investi: je serai; le temps bascule. Ou encore: les battements de la vie, à tous niveaux où elle s'engendre, sont des secousses de l'être qui dit je et s'articule sur l'avenir.
Cette scène du buisson ardent est la plus grande leçon d'être qu'on ait imaginé. C'est un dialogue inouï entre Moïse et YHVH, où celui-ci, non seulement s'appelle "Je serai" mais soutient que c'est le même qui parle aux Patriarches et que c'est ce Nom qu'il faut transmettre: "Tu diras aux enfants d'Israël: Je serai m'a envoyé vers vous; (…) tel est mon nom pour toujours, et ma mémoire de génération en génération"3. C'est une rencontre qui percute à la frontière de ce-qu'on-est et de ce-qui-est juste au-delà, puis très au-delà, qui s'appelle l'être. En effet, Moïse voit d'abord le buisson qui s'ignifie, qui brûle sans se consumer: c'est déjà un symbole du corps vivant qui brûle sans se consumer, qui se maintient grâce à un feu continu; un feu qui, chez l'humain, s'ignifie. Mais ce feu est aussi le feu de l'être parlant, vivant, qui vient relancer une transmission; en partant d'une promesse faite aux ancêtres, promesse qui porte sur ce petit peuple déjà esclave aussitôt né. Et c'est une leçon d'être, car Moïse pose ses limites: je suis lourd de la bouche et de la langue, incirconcis des lèvres. Moïse dit en somme: Je suis ceci ou cela. Et ce qui lui est répondu, c'est : remonte plus haut, en amont, vers l'être qui fait être tout ce-qui-est, l'être qui fait parler, qui "met une bouche à l'homme", qui "le fait sourd et muet, clairvoyant ou aveugle. N'est-ce pas moi, YHVH?"4. Ce qui compte, ce n'est pas la langue, c'est ce qui la fait parler, et l'être la fait parler. Il lui est dit: n'en reste pas à ce-qui-est, à ce-que-tu-es, écoute l'être, vois l'être et tu pourras sortir de toi juste ce qu'il faut pour les sortir, eux, de ce-qu'ils-sont: des esclaves. Il reçoit donc un appel d'être, un appel à se brancher sur l'être, juste ce qu'il faut pour aller porter des mots et les faire entendre. Et comme il insiste sur sa finitude, jusqu'à rendre "furieux" le souffle divin, il lui est dit qu'en fait, ils seront trois: Moïse sera redoublé par son frère, il mettra dans la bouche d'Aaron, les mots qui lui seront donnés: "Je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous montrerai ce que vous ferez". Je vous montrerai: le même mot qu'à la racine du mot Torah, le Livre dit de Moïse. Donc tu porteras une parole d'être qui te porte déjà, en amont. La même scène peut avoir des variantes. Imaginons un homme en deuil, réduit à lui-même, ne voyant que sa détresse, à qui il serait dit: Remonte plus haut, reviens à l'être, à cela même qui donne la vie, et tu pourras sortir du trou; ce n'est pas toi, réduit comme tu l'es, qui vas affronter la vie, c'est l'être de vie qui te porte, te précède, te dépasse dans le sens d'un plus-de-vie; tu es une pause dans le mouvement d'être: tu peux rester "lourd" de la bouche, avoir la langue pâteuse et endeuillée, mais tu peux aussi être porté au-delà. Jamais l'être n'est apparu aussi mouvementé, mis en verbe qui se conjugue et prend option sur le temps: je serai… Ici il apparaît comme un passage qui traverse ce-qui-est, qui vient d'avant et va plus loin; qui bouscule de part en part le sujet réduit à soi. Quand l'être réduit veut imposer sa réduction, comme le fait Moïse au début, l'être en mouvement est contrarié, étouffé: il est en colère (har) et cela s'exprime par l'"organe" du souffle: le nez (af). C'est la même colère qui vous prend quand vous prenez tout de travers et que les choses vous le rendent bien en étant impossibles. Si vous êtes réduits à vous-même, ça bouillonne, c'est ce qu'indique le mot harah: la tourmente intérieure, le conflit intrinsèque qui ne trouve pas où se jouer, faute d'espace. C'est aussi la rivalité en impasse avec soi-même.
Reprenons alors la phrase que YHVH donne en réponse à la question de Moïse (Voici je viens vers les fils d'Israël et je leur dis: le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous et ils me disent: "quel est son nom?", que leur dirai-je?) : Ehyié asher éhyié. Elle s'entend aussi: je suis [ce] qui sera. Autrement dit: l'être contient tous les possibles, et toucher l'être divin, c'est accéder à des possibles jusque-là retirés, des ouvertures insoupçonnées. Il y a du pensable et de l'impensable, et le divin s'y exprime comme "je" possible à tous les temps: je suis ce que je serai, je deviens ce que j'étais, je suis ce qui devient dans ce qui était… Mais à nous autres, cela transmet cette idée: de l'être, il y en a, faites votre "je" pour qu'il fasse vivre votre rapport avec l'être, sur un mode dont vous puissiez répondre. Car le "je" doit répondre de ce qu'il devient, "comment" il prend place dans le mouvement de la vie. Un symbole étonnant. Et donc, Moïse prend sa femme, ses deux enfants et repart en Egypte sur un âne. En chemin se produit un raccourci (du mystère) de la transmission. Premier temps, YHVH lui dit qu'il durcira le coeur de Pharaon et que celui-ci ne renverra pas le peuple. Second temps: "Tu diras à Pharaon : "Ainsi a parlé YHVH, Israël est mon fils aîné; je t'avais dit: Renvoie mon fils pour qu'il me serve, et tu as refusé de le laisser partir. Alors voici, je vais faire mourir ton aîné"". Cette phase anticipe l'événement final, la dernière des dix plaies: (la mort des aînés. Mais elle relie d'emblée la délivrance du fils aîné, Israël, et la mort des aînés égyptiens. Or, quand Moïse et les siens se mettent en route et font halte à une auberge, YHVH le "rencontra et chercha à le tuer" (v. 24). Alors Tsipora, sa femme, prend un silex et fait elle-même la circoncision de son fils; elle met le prépuce aux pieds de Moïse et elle dit: "Tu es pour moi un époux de sangs". Et YHVH lâche prise, Moïse est sauvé. Sa femme ponctue: "Epoux des sangs de la circoncision"4. Est-ce que Moïse avait omis de circoncire son fils, oubliant d'appliquer pour sa part l'acte d'Alliance qu'il va renouveler pour son peuple? Bel exemple, en tout cas, où la femme (étrangère de surcroît) transmet le symbole, plutôt sanglant sans état d'âme. On est loin du cliché où la femme transmet la chair et l'homme l'esprit. C'est souvent que les femmes bibliques1 soutiennent fortement l'entre-deux: entre chair et parole, entre grâce et rigueur, corps et loi, matière et mémoire. L'épisode montre aussi que le rapport entre Moïse et YHVH a beau être proche, il n'est pas interpersonnel: YHVH ne l'a pas prévenu qu'il était en danger de mort pour n'avoir pas circoncis son fils. Ici, la circoncision semble être l'équivalent du sacrifice (éludé) de l'aîné, du premier "qui a ouvert la matrice". Il s'agit donc de sortir le peuple hébreu de la grande matrice archaïque, l'Egypte; et pour qu'il soit sauvé, en tant qu'aîné de Dieu, il devra faire un sacrifice. Les Egyptiens ne le font pas et ils perdent leurs aînés.
Précision sur les paroles de Tsipora
Elles sont claires et sensées. Moïse tout absorbé par le choc de sa rencontre avec l’être et de sa mission, oublie la transmission, dont le signe est de circoncire les garçons. Pourtant il lui a été dit : je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham d'Isaac et de Jacob. Sa femme circoncit donc elle-même le fils (signe que l'autre fils a dû rester avec le prêtre Ytro) ; elle le fait elle-même puisque lui ou est malade, en disant : tu es un époux de sang pour moi ; par quoi elle signifie qu'elle est pleinement du peuple hébreu, elle qui est une Midianite ; et quand le mal quitte Moïse, elle précise : un époux de sang pour la circoncision ; c'est-à-dire pour la transmission de l'alliance, celle conclue avec Abraham, Isaac et Jacob.
1 Exode 1, 8.
2 Exode 3, 14.
3 Exode 3, 14.
4 Exode 4, 11.
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