C'est un texte intense - où la Sortie est dramatique puisque Pharaon se ravise et poursuit les Hébreux avec son armée; où a lieu le miracle ultime : la mer s’ouvre pour les Hébreux et se referme sur l'armée ennemie ; où une colonne de nuée sépare les fugitifs des assaillants : on imagine la scène, aussi concrète que symbolique ; une paroi de nuage sépare deux masses humaines irréductibles, et cette frontière symbolise rien de moins que la présence divine ; les deux peuples sont tout proches mais ne peuvent se toucher.
Quant à la ritournelle « j'endurcirai le cœur de Pharaon », je la traduis, puisque le sujet de la phrase c’est l’être, par « le cœur de Pharaon sera endurci ». C’est une annonce, c’est prévisible. Ladite ritournelle, on l’aurait crue épuisée à la dixième plaie, mais elle ressurgit dans ce texte, puisque Pharaon se ravise. Autrement dit, il ne cède jamais, il n'a aucun jeu, aucune liberté par rapport à son identité de tyran absolu. Son narcissisme souverain ne lui permet aucune faille. C'est une chose qu’on voit souvent dans la vie : des gens dont le Moi hypertrophié ne supporte pas d'avoir reçu un coup, et loin de céder, il se crispe soit pour se mortifier, soit, s'ils en ont les moyens, pour mortifier l'entourage, pour se venger d'une blessure qui est irrecevable dans leur système. Pharaon, c’est cela, mais dans le réel ; et il a les moyens, donc il s’endurcit, il les poursuit (en un sens, il est poursuivi par eux, hanté par ces gens qui sont sauvés par Ailleurs sans lever le petit doigt), et il est submergé par l'élément naturel, la mer, qui suit sa loi naturelle alors que les Hébreux ont profité d'une incroyable exception qu'elle a eue. Pharaon, c'est l'identité totale prisonnière d'elle-même, sans ouverture sur l'être (c'est lui qui avait demandé dès le début : mais qui est YHVH ? Il n'en a sincèrement aucune idée.) Il mourra donc dans l'accomplissement mortifère de son identité. Pendant que les Hébreux, à peine identifiés comme peuple, déjà très entremêlés, puisqu'il y a les « enfants d'Israël » et une multitude bigarrée qui les accompagne, et qu'il ne faut pas mépriser car elle a l'intuition que ces gens sont porteurs d'une idée forte, d'une bénédiction inouïe, d'une chance insistante – et qui se dit : il vaut mieux être avec eux. Cela me fait penser à une manifestation de noirs, pour la plupart du Soudan, qui a eu lieu hier à Tel-Aviv, et qui réclamait à grands cris de pouvoir rester en Israël, où ils sont tous venus clandestinement. Voilà des milliers de noirs, la plupart musulmans, venus de loin, et qui tiennent à vivre dans cette société. (Libre à l’Europe de dire qu’elle est d’apartheid.)
Et donc, ces enfants d'Israël qui sortent d'Égypte forment une identité non homogène. Ce qui va les identifier comme peuple c'est l'acte de recevoir la loi, envers laquelle ils seront, très humainement, ambivalents : à la fois prêts à l'entendre et prêts à la trahir. De même que leur parcours dès l'entrée dans le désert est contradictoire : ils sont à la fois reconnaissants envers la présence divine et prêts à la mettre au défi : dès qu'ils trouvent de l'eau imbuvable, ils posent la question : alors, est-ce que YHVH est avec nous ou non ? (sic) Sous-entendu : s'il est avec nous, qu'il donne l'eau, et plus vite que ça. On voit qu'au cœur même du rapport à l'être, ça peut toujours basculer vers l'idolâtrie ou le fétichisme : avoir Dieu sous la main, comme un bon instrument.
La beauté de ce texte, c'est que c'est le même peuple qui crie vers YHVH pour qu'il le sauve des Egyptiens, et qui crie contre Moïse : n'y a-t-il pas assez de tombes en Égypte pour que tu nous mènes mourir dans le désert ! Il serait naïf d'opposer ici la certitude de la foi inébranlable et le doute insidieux de l'incrédule. La foi n'est pas une certitude, sinon elle ne serait pas la foi ; et le doute n'est pas l'incrédulité mais l'incertitude qu'on a sur sa propre existence. Il est humain de douter que l'on mérite autant de chance et de miracles. Mais ce même doute peut basculer vers le défi agressif : si tu n’es pas constamment avec nous, c’est que tu nous as sortis pour nous laisser tomber ! On voit ici se former, se modeler un lien d'amour, à la fois plein d'innocence et de faute, de confiance et de hargne, de souffrance et d'espoir. Un lien qui tolère mal les cadrages édifiants ; lesquels se retrouvent appauvris parce qu'ils manquent l'essentiel - l'indécidable, l'incertain, la question toujours ouverte : est-ce que ça va pouvoir tenir ? Question que l'on se pose encore aujourd'hui. Question qu'un peuple a portée sur son dos pendant plus de trente siècles et qui fait de lui le peuple de l'entre-deux, du jeu toujours possible entre deux pôles extrêmes. C'est dans le même esprit que tout déterminisme absolu est écarté. Si par exemple on dit que YHVH a décidé de durcir le cœur de Pharaon et que donc il ne lui laisse aucune chance de s'adoucir, c’est du déterminisme naïf. Car dire que YHVH a décidé une chose, c'est dire qu'elle fait partie de l'essence de l'individu en question, en l'occurrence de Pharaon ; mais la voie de l'essence à l'existence, de l'identité à sa mise en acte dans l'histoire, cette voie reste libre virtuellement. On est toujours entre ce qui est déterminé et ce qui ne l'est toujours pas. Pharaon lui n'arrive pas à sortir de ce qui définit son identité. Mais d'autres y arrivent, ils arrivent non seulement a fléchir leur identité mais à fléchir une décision explicite de YHVH. En témoigne le roi Josias à qui YHVH a signifié sa mort toute proche et qui, au terme d'une supplique émouvante, obtient un délai supplémentaire de quinze ans
Autre contradiction inévitable : il ne fallait pas que les Hébreux passent par le pays des Philistins pour rentrer à Canaan de crainte qu'en voyant la guerre ils ne veuillent retourner en Égypte. Or dès leur Sortie, ils voient la guerre, ils voient Pharaon les poursuivre ; puis cette guerre est gagnée, et ça ne les empêche pas de vouloir très vite retourner en Égypte, à la première épreuve, devant le manque d'eau puis de nourriture. Et il y aura encore la guerre avec à Amalek, guerre qui là aussi sera gagnée miraculeusement sans que cela efface pour toujours leur ritournelle qu'ils ressortent à chaque épreuve : on était quand même mieux en Égypte. C'est ainsi, c'est humain (et c’est ce que la Bible explore à fond) ; outre que le passé même pénible rayonne une nostalgie qui fait croire qu’en y revenant on regagne le temps écoulé et on ne retrouve pas les épreuves du passé puisque, justement, elles sont passées. Cette illusion, très peu y résistent.
Le chant de la Sortie d'Égypte est en lui-même un miracle puisqu'il est répété chaque jour par ceux qui suivent la tradition. Or non seulement il dit la joie pure d'être sauvé, mais il pointe déjà le contexte politique et culturel presque invariable: les peuples alentour sont inquiets, il tremblent devant c'est horde à qui tout réussit par l’appui d’une force transcendante ; et ces peuples, on se doute bien qu'ils vont convertir leur peur en haine, grâce à l’ingrédient de la jalousie
J'ajoute que les hébreux n'ont pas payé le prix de cette Sortie d'Égypte, puisque d'un bout à l'autre l’être divin les a sauvés. C'est après, en entrant dans la loi, qu'ils vont payer le prix du changement de condition, où ils passent de l'esclavage à la liberté. La liberté se paye par le rapport à la loi, et ce rapport, s'il est juste, donne un peu plus de liberté. Ce texte nous montre bien que le miracle suprême, le fait de traverser la mer à sec pendant que l'ennemi est noyé, les amène à croire en YHVH et en moïse, mais cette croyance ou cette foi n'est pas encore la liberté. C'est une soumission à une puissance visiblement supérieure. Les Hébreux libérés ne sont pas encore libres, ni comme personnes ni comme peuple. Le véritable enjeu de cette libération avait été énoncé dès le début à Moïse : dis à Pharaon de laisser partir mon peuple pour qu'il me travaille dans le désert. Le mot employé, qu'on traduit par qu'il m'adore, a la même racine que le travail. C'est qu'il y a deux niveaux de travail, il y a celui qu'on exerce dans le monde, pour en tirer des fruits, notamment de quoi vivre, et il y a le travail de l’être, du rapport à l’être, qu'on peut réduire à un ensemble de rites(et c'est son expression religieuse) mais qui a une portée ontologique : travailler la frontière entre ce qu'on est et l’être, c'est-à-dire l'infinité des possibles qui fait être tout ce qui est. C'est donc pour chacun, travailler son ouverture sur l’être qui le porte, le traverse et le dépasse. Cela implique par exemple de chercher à se dépasser donc à franchir les limites symptomatiques que l'on s'est imposées. Il ne s'agit pas de devenir esclave de l'être divin ; cette expression n'a aucun sens, sauf à fétichiser l’être pour en faire un être suprême anthropomorphe, qu'on imagine commun un Père tyrannique ou aimant, brandissant la loi ou dispensant l'amour. Ces vues naïves, qui ont leur place et leur utilité pour ceux qui les ont, sont très limitées par rapport aux ouvertures que fait le texte. Si en plus on ajoute que cet être suprême a déjà écrit le destin de chacun, on verrouille complètement le jeu existentiel et le rapport à l’être.
Les Hébreux n'entreront, ne s’engageront dans l’être-libre que lorsque, ayant la loi, ils pourront choisir de la suivre ou pas, de l'interpréter dans un sens ou dans l'autre, etc. Mais déjà dès leurs premiers pas dans le désert, après le chant de la joie, lorsqu'ils se plaignent de l’eau amère et que Moïse la rend buvable en y jetant un fragment d'arbre, un premier brin de loi est posé (en 15,26) : si tu écoutes la voix des YHVH, si tu fais ce qui est droit à ses yeux, si tu entends ses appels et si tu gardes ses lois, alors toute la maladie(ou le malêtre) dont j'ai atteint l'Égypte ne t'atteindra car je suis YHVH qui te guéris. Seulement voilà, toutes ces conditions ne sont pas évidentes, c'est tout un travail. La religion peut fort bien le simplifier, le résumant par des gestes précis, mais les prophètes s'attaqueront à cette sorte de réduction. C'est tout un travail du rapport à lettre
Ce texte de la grande libération, du grand miracle, contient déjà de la plainte et de la révolte contre Moïse. Lors d’un second manque d’eau, (on est dans le désert), la plainte est si violente que Moïse (17,4) est à bout : Que ferais-je pour ce peuple ? encore un peu, ils me lapident. Il fait jaillir l'eau du rocher et le lieu même sera nommé par cette épreuve : le peuple a mis YHVH à l'épreuve en disant : est-il parmi nous ou non ? Selon la bonne méthode fétichiste : s'il est parmi qu'il donne tout de suite ce qu’il peut donner. C'est la vision de tous ceux qui occultent leur propres possibilités, ou qui n’y ont pas accès, alors qu'elles aussi procèdent de leur rapport à l’être. En fixant le divin, c'est eux-mêmes qu'ils fixent ou qu'ils figent, ne voyant plus que l'identité et l'existence s'opposent et se relaient pour qu'apparaisse dans l'entre-deux un chemin de vie.
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