Ce texte raconte les trois dernières plaies d'Égypte (les sauterelles, les ténèbres, et la mort des aînés égyptiens) ; cela complète les dix plaies pour forcer Pharaon à laisser partir le peuple hébreu, sans doute aussi pour former ce peuple à l'idée d'un tel départ, qui comporte rien de moins qu'une séparation avec le fait d'être esclave depuis des siècles. Marquons d'abord que cette sortie d'Égypte est non seulement le moment fondateur du peuple, mais le moment unique de son histoire ou son Dieu accumule autant de miracles en sa faveur. Ce n'est pas un hasard si cette Sortie et ses miracles sont rappelés par les fidèles chaque jour depuis des millénaires. On ne peut pas vraiment parler d'une « lutte du peuple hébreu pour sa libération », car le peuple ici est plutôt passif ; et même, dans la Parachat suivante, lors de la traversée des eaux, il doutera encore et s’adonnera à sa pratique favorite : se plaindre ; au point que Moïse leur dira carrément : YHVH combattra pour vous, et vous taisez-vous.
Cet entassement de miracles qui sert surtout à « édifier» le peuple hébreu, vise à graver en lui ce que j'ai appelé son « hypothèse fondatrice »(dans De l'identité à l'existence), à savoir : il y a pour nous de l'amour dans l’être ; ou encore l'être divin nous aime (l’être YHVH, la vie, le destin qui est le nôtre, l’histoire, appelez cela comme vous voudrez). Si cela doit s'inscrire comme hypothèse de départ, ils n'en sont pas encore à la mettre à l'épreuve. Mais cela viendra très vite, dès les premiers pas dans l'espace libre du désert, quand ils seront en butte au besoin, notamment à la soif, et qu’ils entameront une ritournelle sur le thème : alors c'est pour ça que tu nous as fait sortir d'Égypte ! (Pour nous faire endurer ces épreuves ? nous faire mourir dans le désert ? etc…)
D'aucuns prétendent qu'il fallait ces miracles pour que le peuple voie l'Égypte vaincue, et se libère de l'instinct de soumission qu'on trouve chez tous les esclaves envers leur maître. Et à cette sorte de mentalité anti-autoritaire, d'autres opposent la nécessaire autorité religieuse, celle des rabbins en l'occurrence, supposés plus ou moins infaillibles, puisque porteurs de La Parole.
Les deux arguments sont douteux, car outre que l'Égypte n’a pas disparu et qu’elle est restée un empire, même si les Hébreux ont été sauvés, ces derniers ont dû aussi en retirer une mentalité d'enfants gâtés par le divin ; et il faudra toute la force de la loi pour tenter de les brider, sans succès décisif. Il y aura donc toujours dans ce peuple une lutte interne, sans doute présente en chacun, entre obéir à la loi et la rejeter (ou tricher avec) ; un double mouvement entre fidélité et trahison, suivie de retour puis d'autres trahisons et d'autres retours etc. Ce qui m'a fait dire que c'est un peuple de l'entre-deux, au sens non pas d'une voie moyenne mais d'une intrication, d'un tressage entre les deux flux venant des deux pôles extrêmes : indépendance et soumission. Le sillage de la liberté passe donc sur une arête très aiguë dans cet espace de l'entre-deux. Chaque fois qu'un des deux pôles l'emporte, c'est la déperdition, l'appauvrissement spirituel et symbolique. Aujourd'hui, l'entre-deux a tendance à être vécu sous la forme d'un clivage : d'une part, soumission au discours du rabbin, peu importe s’il est plus édifiant qu'intelligent, plus endoctrinant que créatif ; d'autre part, et surtout ailleurs, esprit libre et critique, bien à l'écart du noyau identitaire qui reste intouchable mais que chacun reformate à sa façon ; alors qu'en principe l'identité sert de départ vers l'existence concrète qui peut la remettre en cause sans l'effacer.
Venons-en à la Dixième plaie, la mort des aînés égyptiens, et le fait que les aînés hébreux furent épargnés - à cause du sacrifice dit de « Pessah », où dans chaque famille un agneau est sacrifié, et son sang, marquant le seuil de la maison, a fait que l'esprit de mort qui souffla cette nuit en Égypte épargna les maisons des Hébreux. (Les détails de ce sacrifice nourrissent pas moins d'un traité du talmud : Pessahim). Il s'agit de faire sortir le peuple hébreu de cette grande matrice archaïque qu’est l'Égypte, et pour cela, pour qu'il advienne en temps qu’ « aîné » de YHVH, il faut qu'il fasse ce sacrifice. Lequel sera repris non seulement chaque année à la même époque, mais à chaque naissance d'un fils aîné : il faudra le racheter, dans un rite où l'on paie une somme au prêtre pour que le petit soit épargné. Cette idée de la naissance d'un peuple sera reprise dans le Deutéronome(4,34) : « un Dieu a-t-il jamais tenté de prendre pour lui un peuple au sein de notre peuple, par des prodiges des signes des miracles et par la guerre (…) comme l'a fait pour vous YHVH, en Égypte sous tes yeux ? » L’aîné, c'est le premier qui a fendu l'utérus. S'il n'est pas racheté, c'est que la mère pourrait le reprendre soit pour elle soit pour l'offrir à la déesse mère ; dans les deux cas, c'est de l'idolâtrie. Ce rite n'a jamais empêché les emprises maternelles parmi les juifs, mais l'important est que la chose soit inscrite. Tout comme celles des Dix Paroles qui interdisent de voler ou de convoiter n'ont pas vraiment fait disparaître les voleurs et les jaloux, mais il importe que ce soit inscrit. C’est fait pour être écrit et parlé, ou parlécrit, et non pour rendre la chose impossible. Aucune des lois n'abolit la liberté de la transgresser, c’est bien pourquoi la prise en compte de cette loi peut devenir un acte libre.
Cette mort des aînés égyptiens sera reprochée aux Hébreux pendant des millénaires, jusqu'à nos jours, sous une forme projective parfois perverse : vous pétrissez vos galettes de la Paque avec le sang d'enfants non-juifs. Autrement dit, vous marquez vos symboles aux dépens des autres. Cela exprime une jalousie élémentaire envers l'idée que l'ancrage symbolique des Hébreux leur transmet les bienfaits de la bénédiction ancestrale ; et ceux qui convoitent ces bienfaits ont estimé, au fil des siècles, que les juifs en bénéficient au prix d'un méfait radical : un meurtre rituel. Pourtant, bien des peuples ont fait le maximum pour démentir ladite bénédiction en persécutant les juifs ; mais comme tout élan compulsif, aucune mesure réelle ne l’apaise.
En même temps le sacrifice de l’agneau, est ordonné le rejet de tout produit fermenté et la consommation de pain azyme, c'est-à-dire non fermenté, pendant sept jours, à l'avenir, chaque année à cette date. Selon la tradition, c'est pour rappeler que les Hébreux sont sortis d'Égypte en toute hâte, et que la pâte de leur pain n'a pas eu le temps de fermenter. Il est remarquable que le texte mentionne cette exigence (pain azyme et rejet du fermenté) avant même le départ précipité des Hébreux. (Le pain azyme est mentionné verset 8, et la hâte réelle qui ne laisse pas le temps de faire monter et mentionner verset 39 du même chapitre.) Comme si leur hâte effective devait illustrer le texte… chargé de la commémorer. Cette sorte de communication directe met au même niveau les gestes réels et le texte qui les raconte ; comme si le texte du récit devenait un réel, et le vécu réel devenait un texte. Autour de cet acte fondateur qu’est la sortie d'Égypte, l'écriture d'une histoire devient l'histoire d'une écriture ; c'est le propre d'un texte et d'une geste qui ont valeur originaire.
Il y a des liens à la fois simples et profonds entre la circoncision comme signe de l'alliance d'Abraham, le non-sacrifice d'Isaac, et le sacrifice de l'agneau rappelant les aînés épargnés lors de la sortie d'Égypte. Ces liens sont travaillés et mis en scène dans ma pièce de théâtre La passe (parue aux éditions du seuil en 1997). Une conséquence très simple qu’en a tiré la tradition c'est que le peuple juif, en tant qu'aîné de YHVH, doit être racheté régulièrement, par des sacrifices, plus tard remplacés en partie par des prières ; en partie seulement car les sacrifices ont toujours lieu à l'insu des sacrifiés. « Racheté » signifie tout simplement expiant ou payant pour l'idolâtrie dans laquelle tombe tout un chacun. La perdition et le rachat on partie du double mouvement exil-retour, rejet-acceptation (de la Loi), trahison-fidélité, qui sont le rythme de l'entre-deux essentiel.
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