Encore quelques petites nouvelles et paradoxes. À l'heure où j'écris, Israël a accepté le cessez-le-feu proposé par l'Égypte ; le Hamas de Gaza n'a pas donné sa réponse ; en fait, ses tirs continuent, ce qui veut dire que pour les arrêter, il veut « plus ». Mais, à supposer qu'il finisse un jour ou l'autre par accepter, ce serait bien sûr une bonne chose : du calme, de la paix, y compris pour ceux de Gaza. Ici, les mécontents, ce sont les Israéliens du sud, ceux qui ont le plus souffert des roquettes ou des missiles Grad ; et qui continuent. Ils ont beaucoup été dans les abris, parfois plusieurs jours, ils sont confinés et ne voient pas à quoi ont servi leurs efforts ; puisque dans ces conditions, à supposer que ça s'arrête, ça peut reprendre dans quelques mois. « Ça », ce sont les attaques quotidiennes qu'ils subissent depuis des années. Ils voudraient que l'armée aille « finir le travail ». Eux aussi n'ont pas l'idée que ce « travail » n'a pas de fin. Ils ne l'ont pas, non par manque d'intelligence, mais parce qu’avoir cette idée bien en tête doit rendre la vie très difficile. Cela oblige à convoquer en soi des forces de vie toujours plus grandes pour dépasser le découragement.
Ce paradoxe, où ceux qui ont souffert le plus sont ceux-là mêmes qui veulent poursuivre, avec l'idée d'en finir pour de bon, n'est qu'un des nombreux paradoxes typiques de cette région. Un autre, par exemple, c'est que l'Égypte, qui déteste le Hamas, fait pression pour qu'il cesse ses attaques, elle le fait pour le contenir et pour le maintenir au pouvoir. Elle appréhende qu’il essaime dans le Sinaï et plus loin dans son espace. Or Israël aussi veut maintenir le Hamas, parce qu'elle craint que d'autres extrémistes, plus violents, ne prennent le pouvoir à Gaza. C'est une idée à courte vue, car elle fait fi du peuple de Gaza qui en a sans doute assez de cette dictature. Il est vrai que si ce peuple comporte beaucoup de modérés (à vérifier), qui veulent d'abord vivre plutôt qu’envoyer des missiles, on constate qu’ils n’expriment pas souvent leur modération. Mais ailleurs aussi, en Europe par exemple, on ne voit pas beaucoup (et c'est un euphémisme) les musulmans modérés manifester contre des attaques antijuives avérées venant de leurs extrémistes. Tout à l'heure, une ex-diplomate israélienne, travailliste, Colette Avital, m'a assuré le contraire, sur un plateau télé où nous étions interviewés : elle a dit qu'il y a eu des manifestations massives de musulmans à Bruxelles pour dénoncer l'attentat islamiste contre le Centre culturel juif, attentat qui a fait des morts. Comme quoi, il suffit d'affirmer ce qu'on souhaite, et d'y croire, pour s'envelopper d'une néo-réalité et même pour la diffuser.
J'écoute la radio, assez froide et objective, avec de bons programmes, tous entrecoupés à des fréquences variables par Des « Alerte à… » : suit le nom du lieu, quel qu'il soit, ou la sirène se fait entendre. De sorte qu’un discours savant, technique, religieux, de pub ou d’info, peut être coupé quatre ou cinq ou dix fois en cinq minutes ; l'orateur reprend sa phrase, continue son propos qui peut encore s’interrompre. La pression est là, et on passe outre. À propos de pub, il y en a une qui insiste : Ne restez pas seuls, venez habiter dans une résidence agréable, à l'abri, avec une vie sociale riche, des voisins sur qui vous pouvez compter… Etonnante sensibilité du tissu social qui, dès qu'un besoin est possible, l’accentue, le transforme en créneau marchand, offre le produit, et active la vente à la faveur des événements.
Bien sûr, les angoisses des Israéliens face aux missiles restent une maladie de luxe à côté des deux-cents morts et mille blessés de Gaza. Ces victimes sont un des sujets majeurs de discussion ici. Des gens dénoncent les aviateurs qui ont manqué de précision. Quand on voit le tissu urbain de Gaza, cela laisse rêveur. Les tunnels d'où partent les roquettes et missiles sont creusés sous les maisons, les écoles, les hôpitaux, et même sous des mosquées. D'après des enquêteurs sérieux, 2000 familles à Gaza vivent l'industrie des tunnels, du travail qui consiste à creuser toujours plus loin et plus profond (Il y a quelques années, quand les tunnels commencé à se développer entre Gaza et l'Égypte, pour y faire passer des roquettes, la presse française en niait l'existence, faisant ainsi des actions israéliennes qui les bombardaient, des attaques pures et simples contre la population. Celle-ci, toute la semaine passée, était soigneusement prévenue qu'il fallait évacuer tel ou tel bâtiment sous lequel était creusée une plate-forme de tirs. Cela ne change rien à l'image que certains peuvent se faire d'Israël - massacreur d'enfants -, mais il paraît que juridiquement, côté lois internationales, ça se tient : en cas de conflit, interdit de bombarder une maison, sauf si on prévient les habitants qu'il faut l'évacuer parce qu'une batterie de tirs s'y trouve.
Reste que dans un tel conflit, plus on a raison, plus on a tort, puisqu'une des parties brandit ses victimes comme le signe principal de sa force ; ses victimes qu'elle a elle-même prises en otage afin de prouver, par leur mort, que l'ennemi est barbare ; sauf s’il se laisser bombarder sans réagir. Il est vrai que la protection par le « bouclier de fer » est de loin la plus élégante. Mais cela reste tout de même humiliant de devoir courir aux abris, surtout pour les gens du sud de qui le font constamment, avec leurs enfants effrayés. (Une institutrice a innové là-dessus : lors des alertes, elle fait chanter aux enfants les chansons du genre : j'ai peur j'ai peur, mon cœur fait boum boum, on doit courir aux abris… Et là, ils ont des « activités ».)
Cela nous ramène au sens de ces tirs de missiles et de roquettes. Quel est-il, puisque leur effet est si réduit ? Il y a trois jours, le Hamas a annoncé à grand bruit qu'à 21 heures précises il allait « bombarder Tel-Aviv ». Une telle assurance… Mais j'ai pris la chose au sérieux, et me suis abstenu d'aller à un spectacle de danse contemporaine ; je suis resté travailler. Et en effet, à 21h 07, j'ai entendu des « boum boum » de la fusée israélienne qui détruisait tous les missiles. La même chose s'est reproduite le lendemain, avec les mêmes annonces et un compte à rebours côté Hamas, pour que ce soit plus solennel. N'importe quelle autre autorité, un peu rationnelle, aurait perdu la face. Mais ce n'est pas le cas. C’est donc que son pouvoir et son discours ne dépendent pas de la réalité. Ils procèdent d'un fonds originaire ou archaïque : de sa lecture assidue des fondamentaux de l'islam, constamment enseignés, ressassés. Les Occidentaux qui ne ressassent pas la Bible au quotidien n’ont pas d'idée sur la ferveur agressive et sacrée que cela produit.
Du coup, le sens de ces tirs m'a paru plus clair : c'est un rituel, par lequel un pouvoir islamiste rappelle aux autres, aux « mécréants » et aux « pervers » que sont les non- musulmans, qu'ils sont maudits, et qu'ils méritent d'être frappés. Il faut les frapper pour le leur rappeler, et se le rappeler aussi, quel que soit l’effet réel de cet acte. C'est une façon de s'acquitter d'un devoir religieux, d'une exigence de dévotion ; une façon d'honorer un Texte qui, sinon, lancerait ses appels en vain. Cela m'a ramené à mon enfance-adolescence en pays arabe : où nous étions en paix, tolérés, « protégés », et soudain on était agressés, on recevait des pierres, projectiles rudimentaires mais symboliques, juste pour rappeler aux dhimmis, en l'occurrence aux juifs, qu'ils doivent se faire petits (c'est l'expression coranique littérale). C'était le cas de tous les juifs en terre arabe pendant des siècles. A l'époque moderne, ceux d’entre eux qui vivaient dans les quartiers européens, agréables et à l'abri, n'ont pas connu ces petits rappels humiliants ; donc ils en nient l'existence, cela se comprend, narcissisme oblige. Aujourd'hui, beaucoup d'esprits modernes ignorent l'emprise du texte coranique dans un espace comme Gaza, emprise de sa « mauvaise » lecture, selon certains, mais emprise réelle et massive, en attendant que d'autres « lectures » se fassent connaître, qui expliqueront qu’en maudissant juifs et chrétiens, le Texte veut dire tout autre chose. Ces esprits donc auront du mal à comprendre que, périodiquement, le Hamas prenne Israël pour un stand de tir où les passants sont, sinon des canards, du moins des maudits d’Allah, à qui il faut rappeler qu'ils doivent se faire petits. Ce qu'ils font, d'ailleurs, corporellement, puisqu'en courant dans les abris, surtout au sud, ils obéissent et se font petits, parfois même il se recroquevillent, se mettent à plat ventre, mains sur la tête. Il n'en faut pas plus pour que le rite s’accomplisse ; et qu'il reprenne au « feu » suivant, quand celui-ci aura « cessé »… Entre-temps, les grands politiques donneront libre cours à leur rêve : lancer de vastes discussions pour « renforcer les modérés », pour qu'ils renversent eux-mêmes la dictature à Gaza, comme ils ont tenté de le faire dans d'autres pays arabes, avec, jusqu'à présent, un succès très modéré. On peut toujours rêver.
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