Ce texte inaugure le cinquième et dernier livre de la Torah; dont il semble répéter les principaux appels. Il est à peu près admis que le manuscrit du Deutéronome est l'œuvre de prêtres au temps du roi Hizqiyahou, il y a près de vingt-six siècles, dans l’élan de piété et l’appel à se ressaisir qui a marqué ce règne. Ses auteurs l'attribuent à Moïse. Autant dans les quatre premiers livres, Moïse fait parler YHVH, autant dans celui-ci, les auteurs font parler Moïse. C'est lui qui, tout au long du livre, reprend le récit, relance les appels, insiste, explique. Ainsi (1,5) on lit: Moïse commença à expliquer cette Torah en disant : YHVH notre Dieu nous a parlé etc. Il rappelle que cette terre qu’ils vont conquérir est l’objet d’une promesse faite à Abraham Isaac et Jacob et à leurs descendants ; puis il invoque YHVH pour qu'il bénisse encore son peuple « comme il vous l'a dit ». (Donc, promesse d'un lieu d'être, et promesse d'un rapport à l'être qui soit bon) ; puis il rappelle qu'avec l'accord du peuple il a nommé des responsables pour les milliers, les centaines et les dizaines, des gens sages et avertis qui doivent juger avec justice entre un homme et son frère, entre un homme et son étranger (verset 17). Sachant que la justice est divine, cela revient à leur demander de ne pas y mettre leur injustice (leurs intérêts, leurs états d’âme, etc. )
En fait, le thème majeur de cette Parasha, c'est le rapport des Hébreux à la terre promise, leur droit de la conquérir et de remplacer ses habitants, condamnés par leur destin (par l'être, par YHVH).
Moïse évoque là-dessus l'épisode des douze hommes qui furent envoyés pour explorer ladite terre; et il le raconte autrement. Il dit que les douze ont trouvé que la terre était bonne, et que c'est le peuple qui a refusé d'y aller, qui a donc rejeté la parole de YHVH. Il dit que le peuple a murmuré contre YHVH, qu'il a même prétendu : c'est par haine envers nous que YHVH nous a sortis d'Égypte pour nous confronter à des peuples plus nombreux et plus forts que nous. Bref, le peuple a calomnié YHVH, il a calomnié sa vie, alors qu'elle a été remplie de faveurs et pas seulement de dures épreuves. Et lorsqu'on calomnie la vie, elle vous le rend; c'est cela même qui s’appelle ici la colère de YHVH, colère que le peuple s'est attirée, et qui condamne toute une génération à errer dans le désert.
Moïse ajoute même (v 37): contre moi aussi YHVH s'est emporté à cause de vous, et m'a dit : toi non plus tu n'iras pas là-bas (dans cette terre). C’est Josué qui la donnera au peuple, c'est-à-dire aux enfants des calomniateurs, enfants qui à l'époque ne savaient pas distinguer le bien du mal (v 39). Ainsi, le don repart à zéro, à l'origine : il est fait aux innocents, ou plutôt, à ceux qui n'ont pas encore fauté.
La faute, on l’a vu, était énorme : le peuple a manqué de confiance en la promesse, et il a renié son destin. Mais cette faute est aussi très intéressante : ils ont refusé d'aller se battre avec ces peuples, qu'ils jugeaient trop forts, or ils devaient non seulement les battre mais les anéantir. Ils ont fort bien pu reculer devant un acte aussi radical. Peut-être même qu’à l'instant où Moïse leur parle, ou est supposé leur parler, ils hésitent encore ; et c'est pourquoi il « explique » ce problème, qu’il aborde par un détour : en comparant les Hébreux à d'autres peuples du point de vue de la conquête du territoire. Il rappelle donc que YHVH ne donnera pas aux Hébreux la terre d’Esaü, qu’il ne leur donnera pas la terre de Moab, ni celle des Bné Amone. Dans la foulée, il précise que ces trois peuples ont chacun exterminé les populations qui les ont précédés sur leur terre. Sous-entendu : tout comme Israël est appelé à le faire pour conquérir la sienne. Le même YHVH a « donné » leur terre à ces trois peuples et leur a fait anéantir ses précédents habitants.
Ce rappel vise à calmer les scrupules de ceux qui diraient : qu'est-ce que c'est que cette histoire de Terre promise, alors qu'elle était habitée, qu’elle avait ses habitants naturels ? Moïse rappelle les mouvements d'être et de l'histoire qui font qu'un peuple en remplace un autre par la violence si c’est dans son destin d'hériter de cette terre ; s'il est destiné à l'avoir, si elle lui est destinée. Ce fut le cas pour les Edomites, les Moabites, les Ammonites, et ce sera donc aussi le cas pour les Israélites. Il rappelle que c’est même le cas pour les habitants de… la région de Gaza : eux aussi ont détruit leurs prédécesseurs.
Soulignons l'actualité de l'épisode. Des envoyés - douze hommes, un de chaque tribu - partent explorer la terre promise, et reviennent dire (tous, ou deux d'entre eux) qu'elle est bonne, qu'on peut y aller ; mais le peuple dit qu'on ne peut pas parce que cette terre est habitée. C'est l'argument qu'on opposa, en plein XXème siècle, à ceux qui ne voyaient pas d'autre issue pour le peuple juif que de revenir à sa terre d'origine, vu son sort déplorable en terre d'islam et son sort pas très enviable en terre chrétienne, mais qui surtout s'annonçait catastrophique. L’argument, c’est qu’un tel retour est absurde puisque cette terre est habitée. (D’autres, plus haineux, disent qu’un retour est absurde puisqu’il n’ y a jamais eu d’exil à cause des Romains, alors que l’exil dont parle la Bible les précède de plusieurs siècles ; mais peu importe.)
Le problème de la « terre déjà habitée » a été donc soulevé il y a 3000 ans, et il n'est pas simple à résoudre. Qu'est-ce qui fait qu'une terre revient au peuple qui l'habite ? Qu'est-ce qui fait que les habitants d'une terre deviennent le peuple de cette terre ? Y a-t-il une loi du premier occupant ? Ou du dernier conquérant ? Ces questions et leurs réponses éventuelles prennent toujours place dans le fil des transmissions, lesquelles peuvent s'entrechoquer, comme c'est le cas aujourd'hui, dans la terre que les Romains ont appelée Palestine, par haine envers les juifs qui leur ont trop résisté. Elle a, en partie, appartenu aux Hébreux même lorsqu'ils en furent chassés, par le fait qu'il se sont transmis leur lien premier avec elle, lien symbolique qui s'enroule autour de cette transmission identitaire, laquelle fonde ce peuple et le refonde, des origines à nos jours. Elle fut plus tard conquise par l'islam, puis remise encore plus tard sous la houlette de l'Europe, après la première guerre mondiale. Puis elle fut restituée, une partie aux Arabes, une partie aux Hébreux.
Or il se révèle que la dispute entre ces deux parties n'est pas seulement ou pas vraiment territoriale; que c'est un affrontement d'identités, (plutôt que de religions), dont l'une a pris son message fondateur chez l'autre, qu'elle veut remplacer, donc effacer symboliquement. Le soutien du monde arabe, voire du monde arabo-musulman, aux « Palestiniens » ne s'explique que de cette manière : il les a pris comme acteurs pour représenter son fantasme d'être auto-fondateur; fantasme qui a du mal à tenir, puisque si l'on retire de son Texte fondateur ce qui concerne les Juifs, il n'en reste pas grand-chose; à peine un vague démarquage de textes hébreux. (On comprend aussi, en passant, pourquoi les fameux « musulmans modérés », qu'on ne voit pas manifester lors des massacres entre musulmans, restent cois et donnent plutôt leur soutien à ceux qui ravivent, par le djihad, le fantasme fondateur d'être les premiers et d'effacer l'altérité irréductible, la juive.)
L'impasse territoriale exprime donc plutôt un conflit d'ordre symbolique, où le dernier veut réellement être le premier, au mépris de la logique élémentaire.
Ajoutons que l'État hébreu moderne a aussi proposé sa solution : que les Arabes vivant chez lui continuent à y vivre, et deviennent des citoyens de plus en plus « à part entière » à mesure qu'ils cessent de soutenir ses ennemis. Puis il a rendu Gaza, et s'apprêtait a rendre presque toute la Cisjordanie, (après des échanges de territoires), quand l'attitude de Gaza, à la pointe du djihad, a rendu problématique cette dernière restitution.
Revenons au récit de Moïse. Afin que les choses soient bien claires, il raconte comment le peuple de Sihone, roi des Emorites, et le peuple de Og roi de Basan furent écrasés par les Hébreux, avec Moïse en tête et tout l'appui de YHVH. Le récit est concret : nous avons détruit leurs villes, nous les avons anéantis, y compris leurs femmes et leurs enfants, nous n'avons pris que le bétail. Autrement dit, le texte supporte mal une lecture humanitaire qui veut d'emblée l'universel tel qu'il s’inscrit (en paroles sinon en actes) aux temps modernes, l'universel direct qui veut qu'il n'y ait qu'une terre, la terre, sur laquelle il n'y a qu'une seule identité, celle des humains, n’impliquant nulle différence entre l'un et l'autre, permettant à chacun de vivre où il veut, faisant abstraction des groupes où des « chacun » se rassemblent pour prendre le pouvoir sur les autres, comme c’est le cas de l’islam militant en Europe.
Ce texte biblique vient rappeler brutalement qu'il y a des identités, à l’origine, que tant qu’on n’en a pas fini avec l’origine (donc aussi avec la fin), elles sont là, qu'elles sont différentes, qu'elles s'articulent sur la différence sexuelle - d'où l'exigence, dans une guerre originelle qui fait table rase, de supprimer aussi les femmes et les enfants de l'identité ennemie, qui « reproduisent » cette identité, laquelle, si elle a en le pouvoir, supprimera la vôtre, avec femmes et enfants.
En somme, le texte décrit le niveau de l’humain (universel) où l’on fabrique des origines, des identités singulières ; certaines sont tenables, d’autres arrivent au bout d’elles-mêmes. Ainsi, les trois peuples susnommés, Moab, Edom, Amman, pourtant soutenus par YHVH pour se fonder, se sont fondus dans l’identité islamique. L’autre, Israël, a poursuivi sa route singulièrement universelle, jusqu’à nos jours. Tout en étant très contesté, voire détesté par les tenants de l'universel direct, furieux de voir que le monde résiste à s'aligner sur leur idéal.
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