Réé signifie « vois » ; et le texte ne cesse de montrer, de faire voir à quel point il serait meilleur d'écouter la parole de l’être (de la HaVaYaH, ou de YHVH). Il insiste, il répète la même exhortation, mais avec des nuances. Par exemple, dès (11,27), la nuance est de taille : je mets devant vous aujourd'hui la bénédiction d'entendre les ordonnances de YHVH… et la malédiction si vous ne les entendez pas. Autrement dit, le fait même de les entendre est une bénédiction ; le fait d'entendre la parole essentielle qui émane de l’être, et dont témoigne la Torah ; alors que la malédiction résulte du refus d’entendre. Ce n'est donc pas tout à fait, comment le croirait : si vous entendez, vous serez bien, et si vous refusez d'entendre vous serez mal. Non, le fait d'entendre sera bon, en soi, même s'il s'ensuit de dures épreuves, car l'essentiel, c'est-à-dire le lien à l’être, sera maintenu par cette écoute, dans cette écoute. Tandis que le refus d'entendre, le refus de circoncire son cœur par exemple, le fait d'être idolâtre, sera suivi, peut-être au bout d'un certain temps, par des effets désastreux.
L'idée que la bénédiction c'est d'entendre la parole essentielle, et donc présente à même le texte, dans sa façon de s'exprimer. Ce n'est pas une interprétation, l'idée est là, elle est dite. Et curieusement, ses reprises religieuses ou morales l'ont un peu affadie. Par exemple, on trouve dans la tradition l'idée que « le salaire d'une mitsva c’est une mitsva(une demande divine à accomplir), et le salaire d'une transgression (‘avéra) est une transgression ». Ce n'est pas tout à fait ce qui est dit ici, où l'on parle expressément de la bénédiction d'écouter (la parole de lettres). De même, dire que l'écoute procure la joie d'être ouvert et que le refus de l'écoute c'est la malédiction d'être borné, est un peu court. Car c'est l'écoute elle-même, en tant qu'elle vous met en rapport avec l'être, avec l'essentiel, qui est une bénédiction, car cette écoute constitue le don d'une grâce, elle témoigne de ce don. Et si cette écoute fait que vous êtes marqué par la grâce, vous avez donc, en retour, à rendre grâce (plutôt qu’à sermonner). Ce n’est pas rien, la grâce ; et ce que dit le texte, c’est que l’écoute de ces paroles vous la donne, à charge pour vous, quand vous êtes habité par ces paroles inspirées, d’en faire quelque chose, de les inscrire comme vous pouvez dans l’existence, de les transmettre, etc. (D’autres courants, par exemple le christianisme, n’ont pu trouver la grâce que dans le sacrifice d’un homme-dieu appelé Sauveur ; c’est beaucoup, et le problème reste entier : que faire de cette grâce supposée ? Bien sûr, la « rendre », rendre grâce ; mais elle a souvent poussé à faire payer ceux qui ne l’ont pas. ) Donc, écouter ces paroles – et ce qui s’ensuit – donne la grâce d’être habité par elles, et impose le défi d’en faire quelque chose de vivant.
Quant à ceux qui refusent cette écoute de l’être, ils peuvent être non bornés, intelligents et même avoir du succès, mais ils n'ont pas cette grâce, qui en principe donne accès à la profusion de l’être. Et si, parmi ceux qui écoutent, il n’y a pas cette grâce, c’est qu’ils ont mal entendu…
En revanche, cela rejoint l'appel à entendre (donc à transmettre) la Torah pour elle-même, et non comme instrument pour accéder au bonheur, à l'extase mystique, ou à quelque souverain bien. Le bonheur et la joie ne sont pas négligés ; d'ailleurs, parmi ces « ordonnances » qui sont rappelées, il y a l'exigence d'apporter ses offrandes et ses sacrifices au temple, d'y manger, et de se réjouir. C'est répété quatre fois (12-7,12,19 et en 16,11) : vous vous réjouirez en tout ce que vos mains toucheront ; en tout ce que vous entreprenez (car c'est avec les mains, avec le corps qu'on entreprend, lorsqu'on est habité par la parole essentielle ; en français aussi, on dit « prendre en main », pour dire s'impliquer à fond).
Remarquons qu’il est dit : vois, je mets devant vous aujourd'hui la bénédiction et la malédiction ; le singulier et le pluriel sont intriqués : il s'adresse à tous et à chacun, l'appel à chacun n'ayant de valeur que par l'appel à tous, et réciproquement. Mais il n'est pas dit : choisissez la bénédiction (alors qu'il sera dit plus tard : je mets devant toi le bien et le mal, la vie et la mort, choisis la vie etc.) Pourquoi le texte s'abstient-t-il de parler de choix, ou d'inviter au bon choix ? Certes, le choix est évident, mais l'homme qui parle, Moïse, sait que les Hébreux feront le bon choix puis feront le mauvais, puis reviendront plus ou moins au choix meilleur, avant de déchoir à nouveau, etc. Il sait que le choix, quel qu'il soit, ne sera pas constant ni très soutenu. Et il n’y peut rien, c'est pourquoi il adjure, il exhorte, il insiste, en précisant les deux options. Cette idée que les choix, bons ou mauvais, ne sont pas très constants et qu'il faut les revoir souvent, puisqu'en outre, le choix du bien peut tourner mal et inversement, cette idée perturbe un peu le thème bateau et solennel de savoir si l'homme a le choix ou non ; s'il est libre ou déterminé. Question qui selon nous ne doit pas être tranchée en cochant la bonne case. Car si l'homme est libre, sa liberté n'a d'intérêt que s'il l’engage, auquel cas il la perd, à charge pour lui de la retrouver, de l'arracher aux contraintes qui l’ont cernée et avalée. Et s'il est déterminé, il n'a de cesse de se débattre, d'essayer de se dégager comme une bête prise au piège, car il a en lui toutes sortes d'élans et d'impulsions qui le mettent hors de lui donc aussi hors du cadre où il est enfermé, où il s’est fait déterminer. (Sauf s'il est masochiste, c'est-à-dire pervers, et s'il jouit d'être effacé comme sujet ; auquel cas il rejoint aussi le débile, qui s'adonne à cette jouissance ; ce sont des postures plus fréquentes qu'on ne pense ; elles sont à la fois voulues et déterminées ; cela existe, de vouloir être libéré de sa liberté, et de jouir immensément de cette contrainte).
Nous reviendrons là-dessus à propos de « choisis la vie… »
Le texte répète ensuite la demande très insistante de ne faire les sacrifices que dans le lieu qui sera choisi par YHVH, et pas dans n'importe quel lieu (comme c'était la coutume idolâtre, qui choisissait des lieux naturels). Ici, c'est le lieu où l'être divin choisira de faire habiter son nom. Faire habiter (sha-kén), est une mise en acte de la présence (shékhina) ; c'est la même racine, dont le noyau est kén : oui ; ou kane : ici. (Kane signifie aussi le fondement). Il y aura donc un lieu posé comme repère de la présence divine, un lieu supposé habité par elle, ou plutôt par le Nom de l'être divin. Or le nom, c'est ce qui permet d'appeler. Il y aura donc un lieu d’appel du divin, un lieu d'où le divin appelle, un lieu où les humains apportent leurs appels. En somme, un lieu de partage de l'appel, et du rappel ; rappel récurrent, au rythme des fêtes durant lesquelles il importe d'aller dans ce lieu (qui se précisera plus tard : Jérusalem), de le fréquenter (sic), d’y apporter ses sacrifices, et de s'y réjouir. Marquons déjà que c'est un lieu où l'humain et le divin sont responsables l'un pour l'autre, puisque, par la présence réelle(de l’homme) ou supposée (de Dieu), ils échangent leurs appels.
Et si le lieu se révèle trop loin de là ou l'on est, on peut convertir les offrandes et sacrifices en argent, et l'apporter au Temple. Non seulement cela évite un grand mouvement de troupeaux, mais cela rappelle qu'il y a un équivalent monétaire, un équivalent général pour compter les sacrifices. Bref, c'est un lieu pour lequel il faut payer, ce qui est bien le moins, puisque c'est un lieu où les dettes et les manquements sont expiés. Il faut payer pour que la supposition de présence ait une certaine valeur.
Un autre rappel insistant est l'interdit de consommer du sang ; certes, parce qu’il est déjà dit que le sang c’est l’âme-corps (néfésh), mais ici c'est précisé : il ne faut pas manger l’âme-corps avec la chair (12,23) ; il ne faut pas manger la vie avec la matière. La vie n'est pas une matière et ne doit pas se confondre avec elle. La vie est matérielle, l’âme et le corps sont indissociables, mais la vie ne se réduit pas à la matière ; du moins la vie habitée par la présence de l’être. On peut, par des techniques, obtenir des êtres mobiles, intelligents, apparemment vivants, mais cette vie n'est autre que l'ensemble des techniques qui définissent ces êtres. Et l'animal n’est pas un ensemble de techniques ; pas plus que l'humain.
Puis vient une forte mise en garde (12, 28-31) : ne pas se laisser piéger par les divinités des peuples qu'il faudra vaincre ; ou par leurs idéaux. Le verbe employé (naqash) c'est à la fois être heurter ou se piéger. En somme, ne te laisse pas atteindre par ces dieux. Mise en garde archiconnue, mais ici, elle s'exprime curieusement : ne fais se pas à ton Dieu YHVH comme ils ont fait à leurs dieux. Et qu'ont-ils fait ? Des choses abjectes, comme par exemple leur sacrifier leurs enfants par le feu. Le sacrifice de l'enfant est une des pires horreurs que dénonce la Bible. (C'est bien pourquoi cet acte fut souvent imputé aux Juifs par ceux qui se sont fait un devoir de les calomnier.) C’est l'idée de faire du mal à Dieu qui attire l’attention. Comment peut-on nuire à Dieu alors qu'il est inaccessible et tout-puissant ? du moins dans la conception standard. Il faut croire que celle-ci est récusée, par cette simple expression : ne faites pas ça à Dieu. Cela veut dire que le divin, tout en étant inaccessible à l'homme, qui ne peut pas le saisir globalement, le divin est sensible aux actions humaines ; à croire que les humains font partie de Dieu, qu'ils en sont des éléments, même s'il ne s'ensuit pas, comme l'ont prétendu certains, que ce sont les hommes qui créent Dieu ; ce serait admettre que ce sont les étangs qui produisent l’être ; ce qui est absurde. Mais les hommes sont responsables de Dieu, puisqu'ils en sont des éléments ; ils ont à en répondre, et pour cela, ils doivent avoir du répondant. S'ils se dérobent , le divin, de ce fait même, se dérobera ; n'exprimera plus sa présence ; et l'appel de son nom n'aura pas de réponse. Les hommes sont ainsi responsables de quelque chose qui les dépasse mais auquel ils ont accès par leur rapport à lettre. Et en même temps, l’être n'est pas épuisé ou enveloppé par la réponse des hommes, par leur responsabilité. Il y a du répondant divin qui leur échappe, et c'est en quoi le rapport humain- divin n'est pas symétrique. Le rapport à l'être excède la réciprocité.
Il excède aussi l'épreuve de réalité : si un prophète se lève parmi vous et donne des signes, et que ces signes adviennent, ce n'est pas pour autant qu’il faut le suivre s'il vous emmène vers d'autres dieux, s'il vous détourne de l’être YHVH. Autrement dit, si un homme inspiré se prévaut de son rapport au divin, et que ce soit confirmé par la réalité, il faut le rejeter (« le tuer »). Non que la réalité n'ait pas de valeur au regard du rapport à l'être, mais rien ne dit que cet homme maîtrise la réalité du seul fait qu’il en prévoit des éléments. Sa prévision peut n’être, et n’est sûrement qu'un moyen de séduire et de fasciner, qui annule l'esprit critique, le questionnement, et qui invite à se livrer à ce démiurge ou ce gourou. Nul ne maîtrise toute la réalité et nul ne peut donc s'en prévaloir pour l'opposer à l'être divin.
Autre rappel : l'exigence d'aider ceux qui sont pauvres, de les aider à rester dans le jeu de la vie, et selon leurs besoins, autrement dit sans les faire déchoir vers un niveau minimal. Cette générosité ne doit pas te coûter, c'est un acte de confiance dans l’être. Si de donner te mortifie, ne donne pas, mais si tu donnes sans calcul retors, il te sera donné, par l’être, par la vie. Et cette épreuve n'aura pas lieu qu'une fois, elle est fréquente, car il y aura toujours des pauvres sur la terre (sic). Voilà de quoi faire déchanter ceux qui rêvent d’une égalité point par point. Pourquoi diable tous les hommes d'une société exprimeraient-il les mêmes dons, les mêmes positions par rapport au possible, et auraient donc les mêmes revenus ? Les moindres différences, et il y en a toujours, s'accentuent, et deviennent de grands écarts ; il y en aura donc toujours qui s'appauvrissent ; pas forcément les mêmes. Il serait pervers de vouloir prévenir l'existence de ces écarts, de vouloir les combler d'avance, en brisant la dynamique des différences. Il est plus indiqué de les réparer périodiquement, fréquemment, quitte à les voir se reproduire. Vouloir prévenir les dérèglements de la vie c'est organiser exprès – ou bêtement - une vie déréglée, et une société tyrannique.
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