Shoftim, ce sont les juges.
Qu'il faille des juges, cela va de soi ; tout groupe socialisé en a, même s’ils n’ont pas ce titre. Ce qui est demandé ici, c'est que les juges soient justes, qu’ils aient des verdicts de justice. Et c’est tout le défi. Bien sûr, il y a des jugements injustes, non conformes à l'esprit de justice, mais c’est cet esprit, cette justice (tsédéq) que l’on tente de cerner, et qui semble au départ assez claire : que chacun, riche ou pauvre, puissant ou démuni, ait sa part, la part qui lui revient . Le conflit implique un partage, et si la part de chacun, positive ou négative, doit lui revenir, c'est qu’il l’a perdue ; et cette part, où il y va de sa part d’être, doit lui venir d'ailleurs, d'un autre lieu, aussi proche que possible de la voix divine, de la voie de l’être, telle que l’indique le travail de la lettre, toujours à interpréter.
Les précautions à prendre sont précises : 1) ne pas infléchir le jugement, ne pas le biaiser (et on le biaise en y mêlant sa personne, ses problèmes, ses idées ou ses idéaux, ses intérêts); 2) ne pas « reconnaître » celui qu'on juge, ne pas avoir de complicité antérieure, de connaissances communes ; 3) ne pas se laisser acheter par des cadeaux. C'est tout simple, le juge en tant qu’être jouissant doit se mettre en retrait. Mais ce ne sont là que des précautions négatives, pour libérer la voie à l'idée essentielle : justice justice tu poursuivras. « Poursuivre » la justice ; c'est le même mot que poursuivre des fuyards. Comme si la justice, même rendue, pouvait se mettre à fuir ; elle peut aussi avoir des fuites, et se vider de son sens ; il faut donc une justice seconde, qui juge l'acte même de rendre justice tel qu'il s'est déroulé.
Juger implique donc de faire retour sur son jugement pour le juger, le recharger de justice s'il s’en est déchargé. Et un critère est proposé : vérifier si cela va dans le sens de la vie, de la vie qui a lieu sur la terre où l'on est appelé à vivre ; la terre qui nous est « promise ». Il faut juger pour que la vie ait lieu, pour fortifier la vie dans sa quête d'un lieu d’être. C'est dit en toutes lettres : afin que tu vives sur la terre dont tu hérites. La vie est donc une transmission de vie ; (nulle référence ici à un quelconque vitalisme). De même pour la terre : elle est l'objet d'une transmission ; après la première transmission, violente voire traumatique, celle de la conquête, la terre est transmise par la parole. On peut donc lire : jugez votre justice, afin que vous viviez et que vous puissiez avoir lieu dans une terre transmise, une terre marquée de transmission ; que vous puissiez vivre dans une transmission concrète.
Cela dit, l'idée de poursuivre suggère un mouvement en avant ; la justice il faut aller la chercher, au-delà du verdict qui prétend la représenter. C'est que tout verdict, même celui qui inclut le retour, est limité (encore faut-il savoir par quoi), il est marqué de finitude ; la justice n'est pas en lui, il faut la ramener d'ailleurs. En somme, juger ce n'est pas seulement appliquer la loi, c'est reproduire symboliquement l'acte par lequel elle se donne venant d'ailleurs. L'acte de rendre justice, plus que d’appliquer la loi, doit la transmettre ; sachant que la loi, personne ne l'incarne, elle est la parole de l’être, que certains recueillent et transmettent. C’est aussi le sens de ce redoublement : justice justice. Il y a la justice dont on dispose, qu'on élabore, mais il faut prendre en compte la justice de l’Autre, la dimension d'inconscient et de grâce. En tout cas, l'acte de justice est marqué d'une brisure intérieure, comme l'indique le redoublement. Cette brisure reflète la faille essentielle du rapport à l'être, mais il exprime aussi le partage nécessaire, celui où chacun doit recueillir une part vivable de l'événement.
D'aucuns diraient que cet appel à la justice justice, est un devoir moral ; d'après notre approche, c'est plutôt une exigence ontologique : si vous n'êtes que juste, si vous oubliez de poursuivre l'autre justice et d'en ramener une parcelle, votre acte s’en ressentira. Le manque de justice qu'il comporte fera son effet, voire ses ravages. Et l'autre justice, que vous aurez négligée, reviendra en force, et s'inscrira de toute façon, fût-ce dans la souffrance. C'est du reste ce qui arrive le plus souvent : on rend une justice assez tordue, les deux parties s'en vont, chacune plus ou moins mortifiée, et plus tard, un acte se produit qui fait dire : « il y a donc une justice… » ; et on l'avait oubliée.
Comment l'acte de justice peut-il faire vivre ? D’abord il donne de l'espoir aux deux parties ; à celle qui a été lésée, qui se retrouve avec l'idée de réparation ; et à celle qui doit réparer, qui se retrouve rattachée à l'idée de loi, de transmission d'une parole qui interprète la violence, et qui ne laisse pas sans recours.
La plupart des violences, peut-être toutes, procèdent d'un sentiment d'injustice ; presque toutes veulent réparer ce qui est perçu comme injuste. Si le jugement ne relie pas les deux parties en les mettant face à l’être de façon à ce que chacun reçoive sa part d'être, qui lui est ainsi redonnée, avec la marque d'une justice redoublée, si l'une des parts se ressent comme maudite, mal dite, mal reconnue, c'est la voie libre à la violence et à la mortification ; donc à des forces hostiles à la vie et à sa transmission. Ici le mot justice est redoublé comme pour appeler à franchir la limite du jugement : il faut juger, reconnaître les limites de ce jugement et tenter de réparer. Cela conduit à reconnaître que la justice elle-même est divisée, et qu'il faut penser l'abîme qui la traverse.
Juger, c'est explorer les bords du jugement qu'on a rendu. Du reste, le mot crucial tsédéq, justice, comporte trois lettres : ts-d-q ; les deux premières composent le mot « coté » : tsad ; les deux dernières, daq, signifient l'acuité, de l’ordre d’une arête effilée. L'acte de justice, ou de jugement qui applique la loi, doit se porter vers son arête la plus aiguë, qui sans doute le dépasse, et qui doit le mener vers un peu plus de justesse dans le rapport à l’être. Étant admis que ce rapport, dans sa justesse, ne peut que vouloir la vie.
Autres exigences pour la justice : pour toute accusation il faut qu'il y ait deux témoins ; un seul témoin ne peut pas accuser. On a vu récemment des procès où le témoin accusateur, le seul, était la victime elle-même. Sa parole fut prise en compte, non parce qu'elle donnait une preuve irréfutable, mais parce qu’elle comportait une « présomption de véracité ». C'est la différence entre une justice des bons sentiments et une justice de justice, qui inclut les sentiments, la compassion, mais les intègre à la justice. Et cela nous ramène à l'essentiel : éviter à tout prix la justice narcissique, le narcissisme en question fût-il celui des juges, du social ou de l'institution. Cas particulier : une justice purement conforme à la loi serait une justice narcissique du législateur. Elle négligerait le retour sur soi venant d'ailleurs ; retour où il faut juger l'énonciation du jugement. Ce retour est différent de l'acte de faire appel. On peut toujours faire appel d'une instance à une autre, hiérarchiquement supérieure ; on peut même le faire trois ou quatre fois, si l'on ajoute la Cour européenne de justice. Mais si, à chacun des niveaux, il n'y a pas le retour sur le jugement pour l'expurger de son injustice éventuelle, et le recharger en justice, au sens qu'on a énoncé, alors multiplier les appels serait vain. Il s’agit de se méfier de la justice qu'on rend plutôt que de penser avant tout à la satisfaire. La loi n'a pas à être satisfaite, elle peut même être contrariée, si la justice l'exige. N'oublions pas cette idée d'un talmudiste : Parfois, l'annulation de la loi c'est sa fondation même (Traité de Sanhédrine)[1]
On a aussi, en (20,1-9), une loi de la guerre qui est assez originale. Avant la bataille, le prêtre s'avance et rappelle au peuple qu'il n'a pas à avoir peur, que YHVH marchera devant les hommes pour combattre leurs ennemis, pour les sauver. Ensuite, les officiers proclament : que celui qui a bâti une maison et ne l'a pas inaugurée s'en retourne chez lui, de peur qu'il ne meure à la guerre et qu'un autre ne l'inaugure. Et l'homme qui a planté une vigne et ne l'a pas encore goûtée, qu'il s’en retourne, sinon un autre la goûtera. Et l'homme qui s'est fiancé à une femme et ne l'a pas prise, qu'il s’en retourne de peur qu'il ne meure à la guerre et qu'un autre la prenne. Puis c'est un appel à ceux qui manquent de courage : qu'ils retournent chez eux, et ne transmettent pas leur peur aux autres. Après quoi, on peut compter les hommes et aller au combat.
Une remarque sur l'écriture de ce texte. Il comporte des indications pour le cas où le peuple se donne un roi. Or dans le livre de Samuel, quand les Hébreux demandent un roi, le prophète Samuel est révolté, comme devant une transgression ; il leur reproche de vouloir faire comme les autres peuples alors qu'ils ont le Roi divin. Le rédacteur de Samuel devait bien savoir que se donner un roi était prévu dans la Torah ; à moins que ce texte-ci de la Torah ne lui soit postérieur. En outre, les exigences précises envers le roi sont très concrètes : « qu'il ne multiplie pas les chevaux, qu’il n’aille pas en chercher en Égypte, qu'il n’ait pas trop de femmes, et surtout qu'il écrive la Torah et l’étudie au même titre que les autres pour ne pas se croire au-dessus d’eux ». Tout cela semble indiquer que l'écriture du Deutéronome s'est faite dans la période royale comme beaucoup le supposent.
De même, lorsque le texte redit l’importance des villes refuges (pour ceux qui ont tué par inadvertance, pour qu’ils puissent s’y réfugier) ; il dit qu’on pourra même doubler leur nombre parce qu'il ne faut pas qu'elle soient trop loin : le vengeur de la victime pourrait rattraper en chemin le tueur et lui régler son compte. Cela aussi semble exprimer des soucis concrets, vécus par expérience.
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