On n’apprend rien de nouveau, mais les détails de ce qui se répète donnent quelques vues intéressantes.
Par exemple, lorsqu’il apporte les prémices de sa récolte en offrande au temple, le sujet devra dire le rappel de toute l'histoire: j'apporte les fruits de la terre où YHVH nous a menés, la terre qu'il nous a donnée après nous avoir fait sortir d'Égypte où nous étions esclaves et opprimés. Et faire une offrande, c’est au fond faire disparaître de chez soi des choses saintes : celui qui ne fait pas l'offrande, garde chez lui, par devers lui, des choses qui ne sont pas à lui, des choses dont la sainteté peut le détruire parce qu’elles ne sont pas à leur place. Faire une offrande, marquer d'une offrande le rapport à l’être, c'est opérer des déplacements dans le champ de son avoir, y inscrire des divisions, des séparations. Le fait de remettre les choses (saintes) à leur place, de les donner aux Lévites, s'accompagne aussi d'un appel précis, un appel au regard divin pour que, de loin, de son Lieu propre, il bénisse le peuple et la terre qu'il lui a donnée. Cet appel au regard de l'Autre montre aussi que donner, c'est mettre de l'altérité dans ce qu'on a. Du fait qu'il donne pour le rapport à l'Autre, le sujet inscrit dans ce qu'il possède, donc aussi dans sa jouissance, ce rapport à cet Autre.
C'est donc par ce rapport à l'être, en tant qu'Autre, que le peuple hébreu se distingue. C'est la supériorité d'une certaine Alliance qui est proclamée. L’appel à ce que ce peuple soit supérieur à tous les peuples en gloire et en nom , ne se réfère pas à une essence supérieure de ce peuple mais à son existence dans la relation à l’être (dans le langage de la Torah : dans l'accomplissement des appels divins ). C'est donc une supériorité qui est toujours à établir, et qui n'exprimerait que la supériorité d'un certain rapport à l'être au regard de l'idolâtrie, ou d'autres rapports de soumission totale à une identité cadrée, qui ignorent l’être en tant qu’infini des possibles et lieu d'ancrage d’une épreuve existentielle.
Autre exigence : inscrire sur la chaulée qui symbolise la terre préparée ; dès qu'ils traversent le Jourdain, ils doivent écrire toutes les paroles de la Torah sur des pierres. Façon de dire que cette écriture de la Parole conditionne l'entrée dans cette terre ; seule l'inscription des paroles de l'Autre peut donner chance à sa promesse originelle de s'accomplir. La promesse aux ancêtres est un appel originel, et pour qu'il soit envisageable qu'elle s'accomplisse, il faut l'inscrire, dès qu'on a mis le pied sur le lieu de la promesse; dès qu'on a franchi la frontière, laissant derrière soi l'esclavage et l'errance, c'est-à-dire l'immaturité infantile.
Alors donc, si le peuple écoute et inscrit, il jouit de la supériorité de l'alliance avec l’être, dans l'acte de la transmettre et de la maintenir. Sinon, il se retrouve de plus en plus bas. Et c’est le sens des malédictions qui occupent une grande place dans ce texte ; quatre fois plus que les paroles qui le bénissent s’il écoute. Si le peuple écoute, ça ira bien pour lui dans tout ce qu'il entreprend, et s’il n’écoute pas, s'il trahit l’alliance, il vivra des catastrophes jusqu'à peut-être disparaître de sa terre.
On croirait que le texte martèle une double implication : si tu fais bien, tu iras bien, sinon tu iras mal. C'est moins simple. D'abord, il ne dit pas : si tu vas mal c'est que tu as mal fait ; ni : si tu vas bien c'est que tu as bien fait. Cela laisse donc une certaine place à l'inconscient et au hasard. Mais même cette double implication (si tu fais bien, etc.) ne peut pas, et n'a pas été prise à la lettre, sauf par des esprits fermés. Beaucoup l'ont bien senti : si elle était vraie, le destin du peuple serait totalement entre ses mains. Et c'est inexact, l’histoire de Job, et ce que j'ai appelé l'effet Job, si courant dans la vie, sont là pour le prouver : on peut être impeccable, vivre selon la juste loi, et subir des catastrophes.
Ce que dit le texte est plus subtil qu'on ne croit. Si tu n'écoutes pas, en profondeur, les paroles de l'alliance, voilà à quoi tu t'exposes ; cela ne veut pas dire que ça t'arrivera sûrement : tu as droit à une part d' indéterminé, mais saches que tu entres alors dans un champ où le malheur est inscrit, même si tu l’évites. Il n'y a pas une parfaite dichotomie entre d'un côté le bien et le bien agir, et de l’autre, le mal et le mal agir. Autrement dit, le refus d'écouter la parole de l’être te met en danger. Et le texte fait la liste de tous les dangers possibles.
Il y a aussi un autre sens : le texte s'adresse au peuple comme à une personne, au singulier. Façon de dire : si tu fais mal comme un seul homme, alors chaque élément du peuple, même s’il n'a pas mal fait, sera atteint, par sa dépendance à la masse qui agit mal.
Des moralistes moralisent parfois gravement en parlant du mystère du mal. Il n'y a rien là de mystérieux : le mal est la chose la plus naturelle du monde ; chacun sait ce que c'est qu'avoir mal ; eh bien, faire le mal, c'est faire en sorte que l'autre ait mal ; l’autre ou l’Autre. (Là-dessus, je vous renvoie à mon livre Le racisme une haine identitaire, chapitre : Quelle place pour le mal ? J’y aborde la vieille question de savoir pourquoi ceux qui font mal réussissent un certain temps, et ceux qui font plutôt bien échouent tout un temps.) Ici, on s'intéresse au fait que les gens ayant mal fait, c'est-à-dire ayant fait mal aux autres, notamment par leur loi narcissique d’injustice et d'abus, reçoivent en retour ce mal décuplé. Le texte dit au fond qu'il y a un effet boomerang. Il y a un éternel retour du mal et du bien, selon des orbites que nul ne peut maîtriser (sinon, cela ferait encore plus mal) ; et c'est une rude tâche de se décaler de l'orbite.
L’alternance de paroles qui bénissent et de paroles qui maudissent signifie que d'entrée de jeu, dès qu'on met les pieds sur la terre promise, sur l'avoir lieu de la promesse, l'ambivalence prédomine, l'ambiguïté, l’indétermination. Il y aura les deux ; le divin bénit et maudit, il crée le bien et le mal (Isaïe 45).
La bénédiction, en cas d'écoute, se formule : l’être ouvrira son bon trésor, enverra la pluie en son temps, etc., et fera réussir tout ce que tu entreprends de tes mains. Le trésor en question est dans le ciel ; et si le ciel est, comme nous l'avons dit, un entre-deux-limites, on voit où se retrouve le trésor à chercher : dans le dépassement d'une limite mais face à une autre limite.
En juxtaposant ce qui bénit et ce qui maudit, le texte ne fait qu'expliciter les deux aspects de l'Hypothèse fondatrice du peuple juif, (voir là-dessus De L'identité à L'existence), à savoir : il y a pour nous de l'amour dans l’être, et on aura de gros ennuis. Notamment, la distinction positive peut s'inverser, sous le coup des nations, ou de l'Autre qui les prend pour instrument, comme moyen d'exprimer sa « fureur » ; vous serez objet de stupeur pour les peuples.
La précision si concrète de ces malheurs (tu auras des enfants mais ils seront emmenés captifs ; tu seras vendu comme esclave et il n’y aura pas d'acheteur, etc.) suggère, encore une fois, que ce texte est tardif.
On y trouve des notations assez troublantes : l'étranger qui est chez toi s'élèvera de plus en plus au-dessus de toi, et toi tu descendras de plus en plus bas (28, 43). Autrement dit, si tu fais mal, l'accueil même de l'étranger qui devait être la qualité sera ta perte. Ou encore : (une nation) mettra le siège devant tes portes jusqu'à ce que tombent toutes les murailles où tu mets ta confiance. Cette nation étrangère est toujours un Empire du Nord. Le texte a dû s’écrire dans le rappel de la chute de Samarie, et l’approche de la chute de Jérusalem.
Il n'y a pas d’inconvénient à supposer qu’il est tardif. Et c’est plutôt audacieux de l'avoir intégré dans le corpus biblique, en l’imputant à Moïse pour signifier qu'il est dans la stricte continuité de sa Torah, c'est-à-dire des quatre livres précédents, dont il est la reprise, comme le reconnaît la tradition (qui en fait un Mishné Torah, une doublure de la Torah, une re-prise). Elle est sans doute moins subtile dans son agencement dramatique que la Torah elle-même, parce qu'elle est plus tendue : les scribes ont clairement vécu de grands malheurs, et ils voient venir le naufrage final. D'où l'insistance presque jubilatoire sur les détails des menaces, sur des horreurs qui seraient déjà arrivées et sur le point de revenir (puisque deux royaumes devaient disparaître, Israël et Juda). Les scribes veulent pouvoir dire : de ça aussi on vous avait prévenu si vous n’écoutiez pas, et vous n'avez pas écouté !
Intégrer ce livre dans la Torah est très fort du point de vue littéraire. C'est un peu comme Shakespeare qui intègre un événement à l'interprétation d'un rêve, qui était en cours pendant que l'événement arrivait. Façon de dire que le texte s'écrit aussi avec la vie pendant qu'elle se passe ; qu’il est dans la texture même de la vie.
Nous avons souvent constaté que la malédiction ne fait que dire l’état de choses ; par exemple : tu ne croiras pas dans ta vie (28, 66) ; or, c'est justement de ne pas croire dans ta vie, qui t’aura mené là ; c’est de ne pas aimer ta vie telle qu'elle peut s'inscrire dans la vie, dans la loi de vie, c'est de ne pas aimer la vie au regard de l’être, qui fait que tu auras une vie en laquelle tu ne croiras pas ; c’est le sujet lui-même qui se rend la vie détestable. Point n’est besoin d’une malédiction extérieure. Ajoutons que ne pas croire dans sa vie est un malheur plus courant qu'on ne pense ; beaucoup s'agitent puis s'étonnent de voir que leur motivation, ou leur désir profond, ils n'ont pas de contact avec ; il leur faut un gros effort pour se le remémorer.
En outre, l'étalage des catastrophes peut paraître impressionnant, mais il exprime une évidence : si tu en arrives là, c'est qu'il y aura eu un échec. Il n'est pas dit que cet échec te soit complètement imputable. S’il y a eu la Shoah, c'est que quelque chose d'essentiel a craqué ; sans qu'on puisse l'imputer aux Juifs eux-mêmes comme l'ont fait des religieux orthodoxes ; mais ils ont été partie prenante d'un jeu plus global où quelque chose d’essentiel a échoué, comme un bateau qui s'échoue sur un rocher et qui coule ; un Titanic mental, en somme.
En conclusion, il y a ce verset étonnant (29,3) :
YHVH ne vous a pas encore donné jusqu'à ce jour un cœur pour connaître, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Est-ce à dire qu'il n'a pas d'illusion sur la qualité intrinsèque du peuple ? On le sait, c'est l'amour de lettre et son alliance qui sont à promouvoir ; le cœur, les yeux, et les oreilles doivent s'acquérir au fil de l'épreuve, dont l'enjeu est de s'établir sur une terre, d’y exister en vérité, plutôt que d’errer dans le désert en recevant la becquée miraculeuse.
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