Pense à toi, est une bonne parole quand d’autres vous la disent ; elle suggère d'ailleurs que vous vous êtes oublié ; sans, pour autant, que vous ayez pensé à l'autre ; ce qui est, comme on sait, un refrain « sociétal » : penser à l'autre, ou plutôt, dire qu'il faut penser à l'autre, à l’autre d'abord, à vous ensuite. Il est clair que chacun pense d'abord à soi; même quand il pense à l'autre, c'est en fonction de soi, de son confort, de ce qu'il fera ou non avec son « souci de l'autre », etc. Certains laissent toujours la priorité à l'autre, sachant qu'ils repasseront après, pour remettre les choses dans l’ordre qui convient. Penser à l'autre d’abord pourrait donc être un manque de respect pour lui : vous l’enfermez dans une vision de la vie qui n’est ni la sienne, ni même la vôtre puisque, par hypothèse, vous n’avez pas pensé à vous.
En somme, penser d'abord à soi ou à l'autre est une fausse alternative. Ce qui importe, c'est le vaste espace entre deux, entre ces deux pôles ; c'est le tressage, le va-et-vient, le croisement de l'un par l'autre. Par exemple, penser à l'autre après avoir pensé à soi, ou sur fond de présence à soi, risque d'être plus fécond et pour l'autre et pour soi. Chacun des deux pôles est conditionné par l'autre, sans qu'on sache vraiment lequel a servi de départ. Sans doute que dans l'enfance, on a d'abord pensé à l'autre en tant qu'il pense à nous, ou pas. Il se peut même que ce qu'on appelle la pensée commence par là : par le fait de se demander ce que l'autre pense de nous quand il nous voit ou quand il se détourne. On commence donc par penser à l'autre qui pense à nous. Et comme il fait pareil, ça tourne en rond et ça dépense de l'énergie, avant que, peut-être, une « pensée » se dégage de ce tourbillon, comme une fusée se dégage de la gravitation. Plus tard, ce tourbillon est récurrent (on dit : intersubjectivité) ; et c'est chaque fois en le dépassant, après l'avoir intégré, qu'on peut donner un sens un peu sérieux à des mots comme pense à toi ou pense à l'autre. Et l'on constate que beaucoup ne pensent jamais à eux, sans pour autant penser à l'autre. On se demande à quoi ils pensent, justement, ils courent beaucoup pour ne pas penser, ils se dépensent. Et quand on leur dit pense à toi, cela semble être une révélation.
Commentaires