L'autre jour, j’ai fait une promenade en montagne avec un ami et de temps à autre, parmi nos souffles haletants, on s’échangeait de courtes histoires. Soudain, après un long silence, je me suis posé la question : que lui ai-je dit il y a un instant ? Quelle anecdote lui ai-je raconté ? Je ne m’en souvenais plus, malgré toutes mes tentatives de rappel. Alors a surgi une autre question : que m’a-t-il répondu après mon récit ? Et là, j’ai retrouvé ses mots, et grâce à eux toute l’histoire que je lui avais racontée.
Cela m’a donné à réfléchir : lorsque des gens sont peu à peu atteint d’Alzeimer, on leur demande de se rappeler des choses, on les confronte à leur mémoire mourante ou délabrée mais on oublie qu’un élément vivant de cette mémoire, ce sont les paroles que l’autre leur adresse, ce sont nos mots, quand nous voulons bien leur en offrir. Le malheur, c’est que lorsque des personnes âgées commencent à perdre la mémoire, on s’éloigne d’elles peu à peu à mesure qu’elles-mêmes s’éloignent du souvenir. Et leur mémoire s’appauvrit par sa propre perte mais aussi par notre propre éloignement : ils n’ont plus nos mots à se rappeler et du coup, ils se rappellent encore moins les leurs.
Cela m’a rappelé qu’un jour, je suis allé voir ma mère en Israël, elle avait plus de 90 ans, et n’avait plus, comme on dit, « toute sa tête ». Mais j’ai remarqué que lorsque je lui rendais visite trois fois par jour, des visites assez intenses où je lui parlais, où je ne la questionnais pas, où je partageais avec elle notre présence commune, alors au bout du troisième jour elle commençait à former des paroles fortes, des phrases conséquentes, des mots porteurs d’intention. Bref, je me suis dit qu’un être psychiquement délabré, pour peu qu’on soit avec lui non pas comme observateur mais comme quelqu'un qui partage avec lui la présence de l’être et le mouvement de la vie, alors cela lui fait un « bien fou » et peut le tirer d'affaire.
Quant à l’anecdote que j’avais racontée à mon ami, et que j’avais aussitôt oubliée, elle n’avait pas grand intérêt. Je lui disais qu’un jour, un de mes étudiants devenu guide de montagne m’a croisé à Chamonix et m’a proposé de faire le Mont-Blanc, comme ça, sans préparation. On y est allés, on a dormi au refuge des Grands Mulets ; et à deux heures du matin, on s’est levés pour faire l’ascension, au clair de lune. Après deux heures de marche, épuisante, je lui ai demandé : c’est encore long ? Encore cinq heures, m’a-t-il dit. Et en chemin, c’est à peu près comme ici ? demandais-je. Oui, à peu près, a-t-il haleté. Alors, on va s’en retourner, dis-je, deux heures ça suffit. Et on est rentrés se coucher.
Mon ami, à qui j'ai raconté l'histoire, avait seulement dit : deux heures, « c’est déjà pas mal!»
Et c’est ce « deux heures » qui m’a rappelé toute l’histoire.
Ce qui nous rappelle à la vie, c'est la présence parlante des autres, bien plus que vos propres souvenirs et autres ruminations.
Dans les derniers jours de vie de ma grand-mère, je ‘jouais’ avec elle : découpant des morceaux de papier pour qu’ils aient tous à peu près la même longueur, elle les disposait sur la table où nous étions accoudées. Méticuleusement elle en changeait l’ordre, faisant des piles très droites. « Tu ne fais plus cela maintenant à ton travail, me dit-elle. Avec le progrès, plus besoin de faire ça ». Et elle éclata d’un rire sonore. « A l’usine, il fallait bien tout classer, les papiers des ouvriers. Et si quelqu’un oubliait le sien, moi je lui en donnais un à la place et ... Ni vu ni connu ! Le patron n’en savait rien ! » Clin d’œil et plaisir de partager cette vision sienne d’avoir ‘roulé le patron' et marqué sa solidarité avec ses collègues.
J’ai maintes fois constaté, dans cet Alzheimer déclaré, la richesse de ces allers et retours sans ambages ni pudeurs, entre présent et passé. Ma grand-mère se racontait à tous les temps. L’impression qu’en fait, de sa mémoire, elle faisait ‘ce qu’elle voulait’ : se rappelait des choses qu’elle aimait à contempler (l’arbre qu’avait planté son mari et mesurait au moins 100 mètres), les situations traumatiques et/mais valorisées (les pommes de terre qu’il me fallait admirer, dans le tiroir de sa commode, qu’elle disait avoir caché là pour « qu’ils ne les aient pas ») et ‘oubliait’ ce qu’elle n’arrivait plus à se rappeler … oui, elle oubliait quand elle était consciente qu’elle n’arrivait plus : impossible de se souvenir que j’avais des filles. Certains jours elle ne reconnaissait plus ma mère. D’ailleurs moi-même, je ne sais pas qui j’étais pour elle à ces moments-là. De la présence humaine simplement. Etre avec elle. Avec en effet, des mots porteurs d’intentions.
Rédigé par : Isabelle Carrère | 08 août 2006 à 14:46