Dans le film "11 Septembre" (que la télé a repassé) chacun des 11 cinéastes fait sa séquence de 11 minutes… Et Ken Loach, dans la sienne, donne la parole à un Chilien qui décrit le coup d'Etat dans son pays contre Allendé, qui a eu lieu un 11 septembre aussi, des années auparavant.
Ceux qui ne sont plus tout jeunes se souviennent de cette horreur au Chili où l'armée a pris le pouvoir et tué autant d'opposants qu'elle a pu. Dans cette séquence, le montage est fait pour suggérer que c'est l'Amérique - dirigée par Kissinger - qui a fait le coup d'Etat, massacré les opposants, tué Allendé, etc. Cela revient à compter pour rien la droite chilienne, les manifs des femmes, l'armée…
Mais peu importe ici; suivons plutôt le message du cinéaste: l'Amérique qui pleure le soir du 11 septembre 2001 l'attaque contre sa "liberté" nous a fait perdre la nôtre, à nous, Chiliens, un certain 11 septembre.
Il s'ensuit deux impressions de malaise:
1) On ne doit soutenir une victime (en l'occurrence l'Amérique du 11-9-2001) que si elle est constamment victime, si elle n'a jamais "péché" en opprimant tel ou tel peuple. On comprend mieux que pour certains, quand l'Amérique s'est ensuite défendue, en attaquant les structures fortes du terrorisme, elle a perdu leur sympathie. En fait, je doute que les Américains aiment qu'on pleure sur eux; ils se seraient contentés d'un simple soutien moral; et s'il manque, ils peuvent s'en passer aisément. Cette logique rejoint un bon schéma chrétien: seul celui qui n'a pas péché est en mesure de juger. (Heureusement que l'Eglise n'a pas appliqué ce principe dans son histoire, car personne n'aurait pu juger qui que ce soit.) Ce culte de la pureté et de l'innocence totale va de pair avec le culte de la victime.
2) Puisqu'ils ont fait perdre aux Chiliens leur liberté (ils ont contribué à cette perte), eh bien ils perdront la leur; ils seront frappés comme ils ont frappé d'autres. Il y a là un causalisme primaire et même archaïque. C'est une façon d'écrire l'histoire après-coup pour faire jouir son idéal de justice directe: les pécheurs sont punis. Et l'on s'octroie la jouissance d'être soi-même le justicier: on organise soi-même ce lien causal; le palais d'Allendé s'écroule? Alors les deux Tours s'écroulent aussi!
Qu'est-ce qui peut pousser des esprits rationnels, et en principe équilibrés, à mettre en scène l'histoire sur ce mode? Sans doute la quête d'une jouissance, celle de se venger, même en image, puisqu'en fait on est simplement impuissants.
Signalons en passant cette illusion: certains croient que les Américains seraient aimés dans le monde islamique s'ils se "conduisaient mieux". Si par exemple ils ciblaient juste les réseaux terroristes, avec une précision totale, sans atteindre personne d'autre. Bref, s'ils entrent complètement dans la tactique des terroristes: celle-ci consiste à neutraliser leur ennemi sauf s'il accepte d'être injuste et d'atteindre contre son gré des personnes innocentes. Or les Américains sont haïs par l'intégrisme islamique quoi qu'ils fassent, car Allah les a maudit (tout comme il a maudit les Juifs). Ils représentent pour l'intégriste primaire, donc pour la foule fondamentaliste, le type même du chrétien insoumis et arrogant, nullement prêt à s'incliner devant le Prophète. (Là est son arrogance; ce n'est pas l'arrogance des riches, car on la trouve aussi dans l'Arabie dévote et dans les Emirats.)
Ajoutons-le, très peu se rendent compte que l'arme réelle de ce terrorisme, ce n'est pas seulement l'homme-bombe ou l'avion-bombe ou l'art d'utiliser les lois démocratiques pour s'infiltrer et frapper; leur arme c'est l'usage exclusif d'une logique de prise d'otage: si vous ripostez, vous tuez des innocents; donc il ne faut pas riposter; il faut "dialoguer"… Mais avec qui? La structure mentale des radicaux est peu propice au dialogue, par définition. Donc il n'y a rien à faire… du moins, si l'on s'aligne sur ce qu'impose leur logique. Sinon, on est forcément injuste. En toute rigueur, on est déjà injuste si on tue des radicaux qui n'ont pas perpétré d'attentats: les seuls vrais coupables sont ceux qui l'ont perpétré, et ils ont disparu, vous arrachant tout pouvoir de les juger. Pas mal calculé. Mais c'est ainsi. L'arme de ce terrorisme est faite sur ce mode: elle est à double détente, l'homme-bombe ou l'avion-bombe qui s'explose, n'est que le détonateur, même s'il peut déjà faire beaucoup de victimes; ce n'est que le premier étage de la "fusée"; le second, le plus important, consiste dans la réaction de l'Etat qui est atteint par le détonateur. C'est cette réaction, généralement violente, qui est destinée à montrer au monde à quel point cet Etat (par exemple, l'Amérique ou Israël) est aussi détestable qu'on le dit. A ce second stade, l'Etat en question est par les siens, et par d'autres Occidentaux pour sa brutalité aveugle.
C'est là une structure perverse très pure, très claire. Le fait que sur elle viennent s'ajouter des images médiatiques qui montrent les victimes innocentes, n'a rien d'extraordinaire. Et il n'y a pas lieu de leur supposer (comme l'a fait récemment Trigano) des intentions maléfiques. Il leur suffit de faire leur travail pour être dans le sillage de ce montage radical, face auquel il faut une énorme maturité pour garder son sang-froid, sa lucidité. Or ce montage et cette arme sont conçus pour toucher et mouvoir les grandes masses. Le plus étonnant, et le plus réconfortant est que, jusqu'ici, on en soit resté aux émotions et aux affects: de grands mouvements de masse, notamment islamiques, on n'en a pas encore vus.
En revanche, on lit[1] sous la plume de responsables musulmans de curieux appels à ne pas faire d'amalgame: "Il n'est pas de l'intérêt des Occidentaux de classer chaque musulman, chaque Arabe, dans la case terroriste…" Ou encore: "Cela dégénère en une guerre contre les musulmans…". S'il en était ainsi, il n'y aurait pas eu, par exemple, le chaos que l'on sait dans les aéroports anglais cet été: il eut suffit à la police anglaise de séparer d'un côté les suspects et de laisser partir les autres. Le risque d'erreur eut été faible voire nul. Or elle a préféré bloquer tout le monde pendant deux semaines dans un désordre inouï et une injustice réelle, plutôt que d'être accusée de faire une chasse "identitaire". Et cela aussi, c'est plutôt réconfortant.
[1] . Voir Libération du 11/9.
Le choix symbolique du 11 septembre pour perpétrer ces attentats peut-il être un montage des terroristes (leurs "cerveaux" auraient étudié la psychologie des masses, un peu comme Hitler dans "Mein kampf"...) fait pour rappeler la culpabilité de l'Amérique et s'ériger en justiciers vis-à-vis de tous ceux que l'Amérique a opprimés ou qui lui en veulent ?
En effet quand on a vécu le 11 septembre au Chili (j'en fais partie, et je vous remercie de rappeler la violence des faits), on peut tomber assez facilement dans le panneau, encore plus si l'on a une certaine sensibilité "de gauche" : les sud-américains dans leur immense majorité gardent à leur "frère ennemi" une rancoeur durable. Je pense que la date a été trop bien choisie pour que ce soit un hasard, et que les terroristes ont voulu exploiter ce gisement de culpabilité, et ce servir du "bon sens chrétien" trop facile à manipuler...
Mais je crois que si l'on veut éveiller les consciences, il faut éviter de passer trop vite sur la gravité des faits, puisque c'est précisément sur elle (parce que ceux qui l'ont subie ne l'oublient pas)que s'appuie la logique des terroristes. De plus, ne pas oublier qu'à l'époque de la répression militaire au Chili et dans d'autres pays sud-américains (comme l'Uruguay, dont je suis native), tous les opposants étaient indistinctement appelés "terroristes", et traîtés comme tels (persécutés,torturés ou exécutés), afin d'entretenir, justement, la terreur. En créant un lien symbolique "factice" entre les deux événements, les islamistes ont donc peut-être cherché à manipuler et susciter l'adhésion d'autres "anciens révolutionnaires" et sympathisants de la révolution. Et créer ainsi une confusion qui affaiblisse encore plus la résistance à leur totalitarisme.
m.tourn
Rédigé par : mariana tourn | 15 septembre 2006 à 22:50
A quand un billet de Daniel Sibony sur le discours de Benoit XVI à Ratisbonne, et les réactions qu'il suscite ?
MLL
Rédigé par : Michel Louis Lévy | 16 septembre 2006 à 10:37
"Ajoutons-le, très peu se rendent compte que l'arme réelle de ce terrorisme, ce n'est pas seulement l'homme-bombe ou l'avion-bombe ou l'art d'utiliser les lois démocratiques pour s'infiltrer et frapper; leur arme c'est l'usage exclusif d'une logique de prise d'otage: si vous ripostez, vous tuez des innocents; donc il ne faut pas riposter; il faut "dialoguer"… Mais avec qui?"
Je rêve !
Et pourquoi vous ne parlez pas de toutes les represailles Americaines (et d'autres pays qui se donnent pour mission d'aller à la chasse aux terroristes) commises sur des civiles et maquillées en "dommages collatéraux" ? ?
Rédigé par : Meregava | 26 septembre 2006 à 16:11
Ok et bravo pour l'analyse objective des faits. Mais sur un plan subjectif, comment agiriez vous à la place d'un humain fils d'Adam, que le train de la modernité à laissé sur le quai il bien longtemps et dont la culture (comme celle des autres d’ailleurs) le pousse à croire qu’il est d’une lignée supérieure ?
Quels sont ses possibles ? L’Europe multiculturelle ? L’enrichissement d’uranium ? Le terrorisme ?
Que lui reste-t-il comme jeu ?
Rédigé par : Elie Duran | 29 septembre 2006 à 17:03
"analyse objective des faits"?? dès lors qu'une réaction provient d'un sujet elle est defacto subjective mon ami, c'est la meme sa définition...pour répondre à mr sibony je dirais que tout dépend de la propreté de nos intentions à travers laquelle nous observons les choses et les gens, vérifiez la qualité de votre regard, tentez de voir avec clarté la limpidité du coeur des autres...échappez vous de la carapasse étroite de votre identité, comme vous le ditez vous meme "soyez plus que ce que vous etes" cordialement
Rédigé par : jerome | 07 décembre 2006 à 12:02