J'ai vu quelques images où Axel Kahn explique que le fondement de la morale c'est la réciprocité: c'est le fait que l'autre s'évalue et se voit dans mon regard pendant que j'en fais autant dans le sien. Or cet effet de miroir, s'il est nécessaire, n'est certes pas suffisant pour fonder une morale. On peut se voir dans le regard de l'autre comme menacé par lui, et lui, voir la même menace sur lui dans votre regard; chacun des deux peut en déduire qu'il faut se battre, par des moyens variés, et chacun peut estimer ou espérer qu'il vaincra l'autre. Donc cette réciprocité fonde aussi bien la lutte à mort, laquelle fleurit à notre époque, dans nos mœurs civilisées, les moyens de tuer l'autre pouvant être invisibles ou pacifiques (le censurer, le mettre au placard, lui faire perdre son travail…). Alors devant le risque évident de tourner en rond, Axel Kahn dégage un geste qui serait le bien en soi: tendre la main à l'autre. Je suppose que cela veut dire: aider l'autre qui est en train de sombrer. C'est sûrement un bien si cela l'aide à exister, à tenir debout devant vous qui lui tendez la main; mais une fois que vous êtes à nouveau face à face, debout tous les deux, le problème est intact. En outre, dans quelle mesure l'aider ainsi ne va pas vous permettre de l'annexer, de l'amener dans votre camp, dans votre façon d'être; le mettant en dette, le rendant "ingrat"…? Toute la question de la violence duelle reste donc ouverte. Certes, il y a quelques actions bonnes, faciles à repérer, mais les problèmes éthiques que pose la vie ne passent pas toujours par ces actions. Par exemple, si vous venez de virer un collègue parce qu'il vous fait de l'ombre, lui offrir un repas ne va rien lui apporter sinon une humiliation de plus, alors que nourrir l'autre peut être en soi une bonne action. De même, lui donner une somme d'argent, ce qui peut toujours aider, n'équilibre pas la jouissance narcissique que vous vous offrez sur son dos en l'éjectant.
Donc, cette façon de faire reposer la morale sur la simple réciprocité ne va pas très loin au regard de l'impasse ou du tourbillon qui en résulte; pas plus loin qu'un catalogue convenu de bonnes actions, qui seront discutables, dans tel contexte.
En fait, le problème commence quand on est pris dans plusieurs réciprocités; au moins deux par exemple.
Imaginons: vous êtes en train de tendre la main à un homme pour l'aider, et un tiers vous voit, un tiers qui n'aime pas cet homme à qui vous tendez la main; et il a du pouvoir sur vous. Alors, vous ne tendez pas la main au nom de la réciprocité qui fait qu'en contrariant ce tiers vous risquez d'être contrarié par lui, voire écrasé. Ce fut la situation de millions de gens pendant la Guerre s'agissant de sauver des Juifs: ils prenaient un risque; ils étaient dans deux ou trois réciprocités. Du coup, pour la plupart, ils ne l'ont pas fait, ils risquaient d'entrer dans une réciprocité agressive avec le pouvoir, et cela annula la bonne réciprocité qu'ils envisageaient avec l'homme traqué.
Si on dépasse la fascination pour une relation en miroir, les yeux dans les yeux, on voit la nécessité de penser le bien et le mal à partir d'un ailleurs qui excède le lien réciproque, sans être pour autant une entité transcendante et totalement inaccessible.
Ce qui est bon c'est ce qui transmet de la vie à l'être, à travers et au-delà de ce-qui-est, donc au-delà de l'homme qui vous fait face et qui doit tirer profit de cette transmission.