L'autre jour, j'ai reçu une dure nouvelle en ouvrant le journal: "Le peuple juif n'existe pas". Ça m'a fait un coup, quand même, car je pensais faire partie de ce peuple, et là, on me disait que j'étais tout seul; qu'on était nombreux à être tout seuls en tant que juifs. Mais j'ai encaissé le coup et je me suis dit: pourquoi la nouvelle arrive-t-elle si tard? Serait-elle tombée sur les télescripteurs des nazis, sensibles comme ils étaient aux choses de la science (mais oui, c'est vrai!), ils auraient baissé les bras, leur traque devenait sans objet puisqu'ils visaient, eux, le total des Juifs, y compris des grabataires vivant très loin... Bref, cela aurait épargné 6 millions de vies.
Mais c'est ainsi, les grandes nouvelles arrivent quand elles peuvent. Celle-là nous vient, semble-t-il, des nouveaux historiens israéliens (ceux-là alors!..), sous la plume d'un des leurs, Shlomo Sand. Elle doit donc être vraie: ces gens sont des "scientifiques", ils veulent appliquer la grille de la "science" même à ce qui lui échappe. Ils veulent de la rigueur. Et au fait, le peuple juif, bien sûr qu'il existe - beaucoup l'ont rencontré, depuis des millénaires, certains se sont même acharnés sur lui pendant des siècles; d'autres ont pris dans son héritage de quoi fonder d'autres religions, d'autres traditions, etc. Cela est vrai, mais nul ne peut nier que ce petit peuple, dès qu'on donne une définition du mot peuple, a la manie de se présenter de travers; de contrarier la définition. Autant dire que, tout en existant, il n'existe pas, pas comme les autres, pas comme il faut. Certes, on peut aussi dire qu'un peuple qui n'existe pas depuis si longtemps fait preuve d'une étonnante longévité; originale en plus, puisqu'il balade son origine d'une génération à l'autre depuis plus de trente siècles. En tout cas, un de mes proches qui rentre d'une tournée dans les pays arabes me dit y avoir souvent entendu dire: ce peuple va bientôt cesser d'exister, car ça fait trop longtemps qu'il existe. On verra bien, rien n'est joué.
Pour ces historiens donc, ce peuple est une pure "invention". J'aurais bien pris ce mot dans son sens positif, comme on dit qu'Einstein a inventé la relativité ou que Freud a inventé la psychanalyse. Et le peuple juif a peut-être inventé un certain mode d'existence qui, tout en étant très implanté dans le réel de façon efficace et féconde (au point que ça en agace plus d'un), s'enveloppe d'un halo d'incertitude, de précarité, de dissension avec soi-même qui met en doute l'existence. Il est vrai que cette mise-en-doute-de-l'existence est peut-être l'ingrédient nécessaire pour que celle-ci soit plus vivante.
Cela dit, il y a d'autres existences problématiques qui ne s'en portent pas plus mal. Dieu par exemple - si l'on arrive à dépasser le bas niveau de la question: alors il existe ou pas? Toutes les preuves qu'on a données de son existence sont narcissiques: "Dieu existe, je l'ai rencontré"; ou "je l'ai trahi..." Mais vous qui le dites, est-ce que vous existez? D'autres disent aussi: puisqu'il a laissé faire telle horreur, et telle autre..., alors je lui dénie l'existence; ils le débranchent. Même la fameuse preuve ontologique (Anselme, Descartes...) est narcissique: elle dit que l'idée que j'ai d'un être absolument parfait entraîne forcément l'existence de cet être, sinon, cela contredit sa perfection. Mais n'est-ce pas plutôt la perfection de mon idée que cela contredit? Et si notre idée de la perfection était imparfaite? Pourtant, cette existence précaire de Dieu irrigue toutes sortes de questionnements; et il se peut que l'être-divin, comme perturbation du verbe être, existe ou pas, mais pas-comme-on-croit. Et qu'en plus de ses attributs habituels, il soit aussi... inexistant. Toujours est-il que ceux qui prônent son existence pleine et entière nous assurent que le monde en sera meilleur, et que même notre existence sera mieux fondée. Puisqu'ils le disent...
Cela nous ramène à Shlomo Sand. J'ai pris son livre, car j'aurais bien aimé savoir "comment le peuple juif s'est inventé", au sens positif du mot - puisque s'il s'est inventé, avec dans la foulée cet incroyable Dieu biblique que d'autres ont tenté de rebricoler - on doit reconnaître que l'invention a bien tenu. Et voilà que le livre de Sand me tombe des mains car il n'éclaire en rien cette énigme passionnante - celle d'un peuple qui chaque fois se redéfinit par sa transmission symbolique. Ce qui intéresse ces historiens c'est d'étudier comment le sionisme moderne, datant de Hertzel, a cherché à se brancher sur l'énergie millénaire du peuple juif pour faire aboutir son projet, la création d'un Etat. Si l'on est malveillant, on peut voir dans ce branchement toutes sortes de manipulations. Et si l'on est plus neutre ou bienveillant, on peut s'émerveiller de voir comment des gens totalement mécréants ont pu prendre appui sur cette intense transmission, sachant que ce qui les obsédait c'était de créer un espace de souveraineté pour les Juifs; partant de l'idée qu'ailleurs ils seraient toujours la cible de l'antisémitisme. On sait qu'au départ certains d'entre eux pensaient faire un Etat juif en Ouganda (!), ne voyant pas que la transmission symbolique, qui a maintenu le peuple juif, inscrivait de génération en génération l'idée d'une Terre d'Israël, faisant de cette région un lieu quasiment "possédé" par cette parole qui traverse des millénaires. Dans la foulée, ils ont même nourri le fantasme d'un homme nouveau, d'un Juif qui rejetterait ses liens avec l'exil, la diaspora, le ghetto, la misère, l'humiliation, le passé, les racines... Et l'homme nouveau qu'ils ont produit, et que j'ai eu l'occasion d'observer il y a longtemps, ayant voyagé là-bas tout jeune, c'est un type d'homme lisse, sans faille et sans exil, si normal et fonctionnel, si pratique et concret qu'il en devient une peu abstrait, coupé qu'il est de ses origines, de sa transmission identitaire (de son identité comme transmission). C'est seulement maintenant que des jeunes là-bas renouent avec leurs racines refoulées, retranchées.
Ce n'est pas le cas des hommes nouveaux comme Shlomo Sand. Il ne renoue pas avec ses origines, il les nie: ça n'existe pas. Alors qu'il traite d'un sujet très limité (comment les sionistes se sont branchés sur l'idée du peuple juif à des fins politiques?), il croit rétablir une vérité plus générale qui statue sur toute l'histoire: ce peuple est un pur fantasme, une lubie. Mais certains détails résistent, des détails infimes. Tenez, ce monsieur, son père a dû l'appeler Shlomo en pensant comme beaucoup au roi Salomon, c'est-à-dire à l'un des ancrages bibliques du peuple juif. Et lui, il trouve ce peuple purement factice, il a la haine non pas de soi mais de cet acte du père qui l'a ancré dans l'élan millénaire de son peuple. Il fait partie de ceux qui ne cessent de "tuer le père" et d'y échouer, donc de recommencer. Ça les fait un peu exister. Mais quand l'idée de peuple juif les persécute de l'intérieur, ils peuvent devenir méchants et se contredire: par exemple, la place - selon eux - inexistante - du peuple juif, ils veulent l'offrir aux Palestiniens. Est-ce vraiment indiqué?
Au fond, le peuple juif est une forme d'existence (ou d'inexistence) singulière, identique à sa transmission, et qui, à son insu, offre aux autres peuples le cadeau d'une incessante mise en doute. Sa transmission est faite de coupures-liens, à l'image de cette petite blague: un fils rabbi succède à son père rabbi et se comporte de façon très différente. Les disciples s'étonnent, questionnent, alors il leur répond: je fais comme mon père, de même qu'il n'imitait personne j'essaie de ne pas l'imiter.
Bref, ces Juifs-narcisses qui nient leur peuple en font partie.