L’installation réalisée par C. Boltanski au Grand Palais sous le titre Personnes est impressionnante. On entre, et d’emblée on est devant un mur assez large et haut, tapissé de grosses boîtes de conserve, au métal oxydé avec des numéros, évoquant des urnes. Puis on contourne le mur (de l’autre côté, les mêmes boîtes ressemblent à des pierres) et l’on tombe sur une vraie « cité » formée de cases carrées, au nombre de 69, occupant presque toute la nef. Dans chaque carré, éclairé au néon, il ne reste que le sol recouvert de vêtements mis à plat; dans chaque carré, un appareil caché transmet le bruit d’un coeur qui bat. Plus au fond, on arrive en face d’une énorme pyramide de vêtements, eux aussi familiers, de tout genre et toute couleur. Elle a 10m de haut, 20m de diamètre, et pèse 70 tonnes, elle est surmontée d’une grue qui répète le même mouvement mécanique: fouiller - avec une pelle à double croc - dans le tas, comme dans un grand Corps, et en arracher des vêtements qu’elle soulève et laisse retomber dans le tas; et elle reprend le même geste, sans fin.
Bien sûr on pense à ceux dont il ne reste que les vêtements, d’abord mis à plat dans une sorte de vaste Camp, avec presque des rues - les baraques ont disparu, on n’a que les vêtements de ceux qui y vivaient. Qui sont ceux qui portaient ces vêtements que l’on retrouve dans ce grand tas? L’ambiguité admirable du titre, dit que c’étaient des personnes réelles, vivantes - l’oeuvre est là pour les rappeler, les évoquer, et même l’artiste fait pour elles un acte réparateur: leur rendre les vêtements qu’elles portaient avant qu’on les arrête dans leur vie et qu’on les déshabille. (Etrange envie des fonctionnaires de ce Meurtre: voir la nudité des corps et récupérer les vêtements.) Ils leur sont donc rendus; ils sont là, ils les attendent. Mais il n’y a personne, et c’est l’autre résonance de l’oeuvre: Personne; c’est ce qu’on entend dans le grondement.
L’oeuvre est toute vouée à faire parler cette absence, en quoi elle rejoint l’esprit des plus grandes oeuvres d’art qui, quoi qu’elles présentent, essaient de faire parler l’autre présence, l’absente, celle dont on ressent le manque sans pouvoir le nommer. Celle qui, au bord de la représentation ou dans sa faille, invoque l’irreprésentable. Mallarmé, parlant des fleurs, pointait déjà « l’absente de tout bouquet ». Mais ici il s’agit de corps, que l’on a absentés, et dont l’absence nous est palpable: fixez du regard une portion de la pyramide, et vous sentez d’emblée les corps absents, inconscients, qui semblent s’y entremêler, dans un grand tas de morts invisibles. On est même suffoqué en pensant aux vêtements - aux « corps » - qui sont plus en profondeur dans la pyramide, là, au fin fond, sous ce tas énorme; on se dit qu’ils étouffent sous le poids des autres.
Car ce qu’éprouvent ces corps absents rejaillit sur nous. Il y a eu de l’étouffement, on le sait, nous le ressentons. Et leur absence déjà fait parler ces vêtements, les fait vivre puisque le coeur de chaque petit groupe bat toujours, même après leur départ. Cette absence nous confronte à la nôtre, elle nous absente à nous-mêmes, un peu. (Où étions-nous, où étaient les nôtres, pendant que s’opérait cet énorme entassement? horizontal et vertical, spatial et temporel?)
Leur absence questionne nos modes de présence au monde, et par là-même elle est criante dans son silence. De fait, le bruit de ces coeurs qui battent a pour étrange résultante un bruit de trains, de convois incessants qui viennent nourrir, sans doute, cette concentration de corps disparus dont on n’a plus que les vêtements. (Je ne connais pas de génocide où l’on ait tant récupéré: les vêtements, les cheveux, l’or des dents... Les tueurs étaient de grands recycleurs.)
Ces trains donc arrivent dans des pays froids: l’artiste l’a signifié en demandant que le chauffage soit coupé. Cela ferait bizarre, que l’on regarde les absences gelées de ces personnes déshabillées, en étant nous-mêmes bien au chaud. Il faut se rappeler avec son corps.
Et aussi avec sa pensée, puisqu’en somme on arrive d’emblée face au mur, au pied du mur. Celui qui nous sépare de cette scène est un mur où la mémoire peut s’écrire, s’effacer, se rouiller, laisser des traces plus ou moins déchiffrables. Mais de l’autre côté, c’est le mur opaque de nos ignorances, de nos silences, de nos propres états d’absence. En tout cas de l’autre côté du mur, on a un champ de détresse qui pourtant a gardé les couleurs d’avant, les couleurs vives d’autrefois. Chaque vêtement a l’air tout à fait mettable, mais la personne n’étant plus là, il irradie l’abandon; et tous ces abandons, juxtaposés au sol ou amoncelés dans le tas, nous renvoient une sensation tenace de délaissement.
Toute une oeuvre chargée d’absence, c’est très fort. Car il faut la trouver quelque part, cette absence, pour la mettre dans l’oeuvre qu’on présente. Il faut apporter une présence singulière pour manifester cette absence qu’il reste ensuite à faire parler. Certains l’ont fait autrefois: filmer une pelouse déserte dans un Camp en Pologne pendant qu’un témoin dit que c’est là qu’ils étaient déshabillés, c’est aussi faire parler cette absence. On les voit donc tous ces corps qui arrivent, qu’on dénude, qu’on imagine revêtus de leur dignité. Et voilà que C. Boltanski, dans les formes les plus vives de l’art actuel, ramasse ces vêtements et prend soin de les disposer, de les ranger. Naguère il le faisait par piles, ici c’est par étalages ou entassements géant. Ces vêtements attendent le retour de ceux qui les portaient, le retour improbable des déportés. Ils reviennent donc sous cette forme et reviendront sous d’autres, remettre ces vêtements, qui les attendent à l’infini, là où leur présence, mêlée à leur absence, brûle ou plutôt s’ignifie.
Imaginons une exposition avec un seul vêtement, suspendu ou posé dans une vitrine. Pour qu’il attire du monde, il faut que ce soit rien de moins qu’un objet sacré, le Saint suaire par exemple, le vêtement qui reste d’un homme qui, paraît-il, a donné sa vie pour toutes les fautes des hommes.
Et si la cruelle ironie de l’histoire avait fait en sorte que toutes ces personnes, qui font peuple, se sont trouvées coincées à l’endroit et au moment où il leur a fallu payer pour les fautes de l’Europe et les manquements du monde? La question est lourde.
En fait de lourdeur, des ingénieurs ont soigneusement étayé le sous-sol de cette pyramide dont le poids - réel ou mental - risquait de faire un trou dans le sol, comme cela pourrait en faire dans nos têtes.
En tout cas, tous ceux dont l’absence intérieure est parfois muette, ceux qui se sentent pris tout entiers dans ce qu’ils disent, qui refoulent en eux le manque et l’exil, qui ignorent la singularité de la présence, - tout le monde en somme, pourra profiter de cette oeuvre; elle les aidera aussi à faire parler leur absence, ou à l’entendre autrement.
Il est intéressant de voir comment l’artiste, parlant de son œuvre, tente de penser à autre chose qu’à ce qu’évoque notre « lecture ». Par exemple, il dit que cette « main de fer » de la grue « attrape les vêtements, les emmène au sommet de la nef puis les lâche » et que "c’est l’idée de la main de Dieu qui s’apparente au hasard, celle d’un jugement dernier sans leçon de morale". Or cela supposerait que les humains se présentent à ce "jugement" en forme de grand tas ; ce n’est pas souvent le cas: les hommes sont dispersés et rassemblés, seuls ou en groupe, aussi rarement entassés sauf dans les cas que nous évoquons. Quant à cette pince de la grue, elle exprime selon nous la répétition du geste, de la même gestion des corps: du reste, elle prend le même paquet dans le trou et le lance dans ce même trou, au sommet du tas. C’est le symbole de la mécanique meurtrière qui, justement, laisse peu de place au hasard. Il est vrai que dans les Camps il y avait parfois de bons hasards qui sauvaient la vie de quelqu’un. En fait, l'artiste, hanté par la mort collective, tente d’y trouver du hasard même quand c’est l’implacable qui domine. Il reconnaît que là, « il n’y a pas de logique humaine » ; c’est en effet une logique humaine et inhumaine, personnelle et abstraite ; elle tente de faire passer des passions ou des vindictes subjectives dans des principes universels d’épuration.
Boltanski parle de son effort pour mettre en évidence l’absence de sujet. Pourtant, n'y a-t-il pas ici un sujet destructeur et, chez les personnes qu'on déshabille, des restes variables mais tenaces de la fonction-sujet, à l'état ultime tant qu'il y a de la vie?
L’artiste parle aussi de son « enfance disparue », et du fait qu’au décès de ses parents, il s’est « intéressé à la mort collective ». On sait que son père a été caché par une femme corse qui devint sa mère et lui donna naissance en 44, pendant la guerre; donc sous le signe, même lointain, du grand Meurtre.
Il dit qu’il s’est « beaucoup intéressé aux fripes: "Quand vous chinez une veste aux puces, elle n’a plus d’histoire ». Disons qu'elle en a une mais on l'ignore, elle semble disparue; puis la veste « reprend vie », ou plutôt elle mélange sa vie passée à la nôtre, dans l’ouverture d’une autre histoire. L’histoire de ces vêtements de Personnes est entièrement polarisée par la disparition de ceux qui les ont portés. Et leur mort nous interpelle de façon vivante.
L’artiste collectionne les battements de cœur, qu’il compte exposer dans une île au Japon; mais ce qui l’intéresse c’est qu’à la disparition de ceux qu’il a enregistrés, "il n’y aura plus que des cœurs de défunts » et cette île sera "l’île des morts". Comment mieux dire qu'il cherche la persistance de la vie, d'un signe de vie après la mort? Il ajoute : « Je veux mettre ma vie en boîte et la conserver mais je sais que c’est impossible ». Ce qui se conserve en effet c'est la mémoire, et encore, si elle se transmet; car en boîte, malgré les noms et les chiffres, elle rouille; comme les boîtes qui tapissent le mur de Personnes.
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