12 juin 2010
Lors de cet événement très médiatique, on a surtout vu les condamnations, les protestations, les menaces... Mais on n'a pas évoqué, et pour cause, une souffrance silencieuse que tout un petit peuple a incarnée: ceux qui soutiennent Israël, et qui sont fort nombreux, ont vécu une blessure, une vraie souffrance, qu'il n'est pas sans intérêt d'analyser.
Bien sûr, c'était le prix payé pour une action très mal pensée, l'attaque israélienne sur la flottille[1]. C'est toujours dur lorsqu'une entité qu'on soutient est piégée alors qu'elle pouvait le prévoir. Mais cette souffrance paie aussi, chez ceux qui l'éprouvent, une confusion entre l'échelle des médias et celle des valeurs. Beaucoup sont tellement sensibles aux médias, dont ils ont parfois le culte, qu'ils prennent la condamnation médiatique pour un message universel. Or il n'est pas sûr du tout que l’opinion mondiale exècre Israël, comme voudrait le faire croire tout un courant médiatique.
Plus précisément: les médias français, voire européens, n’ont pas peur du judaïsme mais ils ont peur de l’islamisme; et ils lui jettent en pâture tous les vomissements qu’il réclame contre Israël, toutes les condamnations: cela ne coûte rien à ces médias (ou à ces responsables), et ils comptent ainsi amadouer une force importante qu'ils redoutent par ailleurs; dont ils sont même assez phobiques. Mais ces rejets ne reflètent pas l’état réel de l’opinion, déjà en France et en Europe; a fortiori sur la planète.
Bien des non-Juifs, qui ne sont pas pris dans ce haro, ont marqué leur étonnement devant cette action, leur compassion même, mais ils sont loin d'être furieux et "dressés" comme on le dit; et ils ne le sont pas en permanence, comme l'est la mouvance islamiste, laquelle draine toutes sortes de courants qui s’y prêtent, qui peuvent y trouver leur compte, mais cela ne produit pas une exécration générale. Or beaucoup de Juifs l'ont ressentie ; c'est donc qu'elle leur vient en bonne partie de l’intérieur: ils se sentent tout nus devant l'événement, devant l'accusation qu'ils croient universelle. En fait, c'est eux qui l'universalisent, comme s'ils n'avaient retenu de l’histoire juive qu'un index agressif venant des autres. Bref, ils n'ont pas très confiance dans ce qui fonde le peuple juif, à savoir une transmission millénaire, qui a fait renaître Israël en plein XXème siècle. Pour certains, elle se réduit à peu de chose et ils n’ont comme repère que le « on dit » des médias, la bataille des images, à qui aura la meilleure. Et aujourd'hui, la meilleure image est celle de la victime impuissante, portée par la compassion des autres; cette image est puissante pour un temps bref; mais elle est aussi fictive, car la victime elle-même ne peut pas y tenir.
Que peut-on dire à ces personnes, sinon d'être plus proches de leur transmission, de l'enrichir, et peut-être d'opposer à l’échelle des médias, l’échelle de Jacob ou d’Israël (l'autre nom de l'ancêtre). Peut-être aussi de se recentrer sur la valeur de leur existence, la valeur de ce qu’ils en font ; de profiter aussi des erreurs commises, notamment de comprendre que le manque de pensée qui a marqué ce fiasco, se retrouve aussi ailleurs, dans une façon de penser et d'exister qui ne se répare qu'en revenant à l'essentiel.
Les Prophètes bibliques n'ont pas dit autre chose: "Vous oubliez d’écouter la parole de l’être!" C’est leur refrain. Et cette parole n'est pas seulement celle des codes ou de la loi, c'est l'étude de l'être et du mode d'être, de l'essentiel qui est à vivre et à transmettre.
J'ai écrit des choses semblables à l'occasion de l'Intifada[2]; car chacun peut le voir: c'est le même événement qui revient; la même tactique de l'adversaire qui est prêt à se faire tuer pour faire de vous un tueur, le tueur contre qui tout le monde se dresserait. Or là-dessus, l'opinion, sinon les médias, fait preuve d'une vraie modération et ne perd pas la tête, loin de là.
Cette phobie devant une haine que l'on croit universelle (croyance qui est fausse) renvoie sans doute à une peur archaïque: la peur d'être visés par une haine massive; les Juifs savent où cela mène; bien qu'aujourd'hui le contexte soit tout autre.
Elle renvoie aussi à une peur originelle et fondatrice: celle de la faute. La tradition veut qu'on prenne le deuil pour cela. Mais comment sortir de ce deuil, en l'occurrence imaginaire, de cette mortification que certains s'infligent et qui témoigne qu'ils sont solidaires d'Israël sur un mode instinctif? Une seule issue, penser plus loin ce lien solidaire; se mettre en mesure de répondre aux questions éventuelles ; plutôt que d'en venir, comme certains, à vouloir « vendre père et mère » pour ne pas affronter l'événement; du fait qu'il semble mettre en cause l'existence d'Israël.
Or un pays dont l'existence est chaque fois mise en question, est un pays très fort. L'apport du peuple juif semble être une mise en question incessante de l'existence, de la sienne tout d'abord. Cela dit, il n'y a pas une puissance sur terre qui peut mettre une croix sur l'existence d'Israël; cela, c'est un fantasme islamiste, qui tentera toujours de passer à l'acte en ameutant la planète. Mais la planète n'est pas ameutée, elle n'est pas dans le sillage islamiste contre Israël.
Revenir à l'essentiel, c'est penser chaque action de ce Conflit en fonction de ce contexte millénaire, de la rivalité entre deux transmissions dont l'une, la plus récente dépend de l'autre, de la juive, et ne le lui pardonne pas. C'est aussi, plus concrètement, ne pas s'imaginer qu'on doit raser les murs parce qu'une action de l'Etat juif a été mal pensée. C'est vrai qu'elle a mis en oeuvre une violence qui ne se réfère qu'à elle-même (sans intégrer la nature très précise de l'adversaire, et le contexte plus large qui lui aurait inspiré d'autres issues techniques moins scandaleuses).
Que des gens mesurent le peuple juif et Israël à l'aune de ces actes limités, pourquoi pas? Mais cela relève d'un fantasme où ils veulent un Etat juif parfait, c'est-à-dire inexistant. Or il existe comme très imparfait, et cela réveille de la haine chez ceux qui sont déjà haineux. Si des Juifs sont très mortifiés par cette haine, c'est sans doute qu'ils réduisent leur être-juif au message qui vient des autres, quels qu'ils soient. Ou que leur fantasme à eux c'est d'être aimés par tout le monde, sans exception. Ce qui est exagéré.
S'ils en sont là, à chacune de ces erreurs (qui promettent de se répéter), c'est qu'ils sont pris dans une grande angoisse. Or l'angoisse est une perte des repères, qui peut aller jusqu'à n'avoir comme repères que ceux-là mêmes qu'impose l'ennemi. On en est alors réduit à avaler des repères empoisonnés. Pour vaincre l'angoisse, il faut retrouver ses propres repères, dans sa vie, sa transmission, son rapport au monde et aux autres. En se rappelant que le monde actuel n'est pas piloté par une bande de fanatiques, ni réduit au tourbillon qu'ils engendrent de temps à autre. Les médias, eux, en ont peur, ou feignent d'avoir peur; le monde musulman modéré aussi, paraît-il, en a peur, même s'il ne semble pas pressé de la vaincre. S'envelopper de cette peur et de cette angoisse, c'est trop dépendre de l'ennemi le plus fanatique, qui à son tour déteste le peuple juif parce qu'il dépend trop de lui dès l'origine. Cette angoisse signale donc un véritable tournage en rond. Or la transmission fondatrice d'Israël préfère le jet et le projet qui traverse la suite des générations.
Daniel Sibony
Psychanalyste, écrivain. Vient de publier Marrakech, le dÉpart, roman, (Odile Jacob) ; et LES SENS DU RIRE, (Odile Jacob) - www.danielsibony.com – www.youtube.com/danielsibony
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