Il y a toutes sortes d'impressions: la surprise de ceux qui attendaient du vertical et qui ont cette forêt de cercles multicolores et assez bas qui coupent l'espace. La déception de ceux qui trouvent que c'est un peu bas, et que ça laisse vide trop d'espace même si on a la vue sur la Nef au milieu. Il y a l'impression de se promener là comme dans une plage bondée où les gens sont non pas allongés mais déambulent sous cette masse de parasols dont chacun touche ses voisins juste par un point, le point du contact, problématique, c'est bien connu. Ou l'impression de se promener dans une aimable forêt où les troncs portent la signature de la bande alternée.
On y côtoie des amis, des silhouettes neutres et bienveillantes, et on arrive à la "clairière" centrale où l'on peut voir sur des miroirs circulaires se refléter la Nef dont les vitres portent l'alternance bleu-blanc. On note cette jolie dualité entre les plaques rondes multicolores qui forment le plan de "feuillage au-dessus du sol et les plaques rondes faites de miroirs posées au sol qui vous mettent le haut de la Nef à portée d'yeux, là sous le nez, avec un petit frisson pour ceux qui ont le vertige. Quant à l'effet de lumière, il a lieu quand les disques multicolores (quatre couleurs plus le blanc et le noir) sont percutés par des rayons, de soleil ou de projecteurs. Autrement, la lumière diffuse ne leur arrache pas de reflets. Il y a aussi une bande son mais elle n'était pas activée quand j'étais là. Et le défilé des artistes et des enfants qui viendront s'insérer là, et profiter sincèrement de l'espace ainsi remodelé.
On sent bien que l'artiste a voulu mettre en valeur l'espace plutôt que de s'en servir pour faire une œuvre dont la valeur, aurait sa force percutante, comme ce fut le cas pour Serra ou Kapoor. Peut-on définir la beauté d'une œuvre, sa valeur ou sa force par l'"harmonie" qu'elle instaure avec son environnement? Pour Buren "lorsque cette harmonie n'existe pas (…), l'œuvre est ratée".
Il est facile de dire que le contexte est déterminant, quand le « texte » que l'on fabrique, c’est à dire l'œuvre - s'ajuste sur lui pour pouvoir le révéler… déterminant. On peut toujours s'extasier de voir une œuvre se déduire du lieu où elle se place, si au départ, on prend ce lieu comme seule hypothèse dont l'œuvre serait la conclusion logique ; une logique souvent trop simple pour être celle du vivant. Par ailleurs, je doute que le "5" ou le Drapeau de Jasper Jones, la Marilyn d'Andy Warhol ou la Monumenta de Boltanski instaurent un lien avec leur environnement ; ce sont des œuvres qui ont leur force intrinsèque, elles s'adressent à leur « environnement » humain, qui s'appelle le public, singulier et multiple, qu’elles interpellent au plus profond. L'environnement peut n'être qu'humain, et c'est beaucoup, surtout à une époque où au nom de l'environnement on risque de tyranniser les humains qui essaient d'y vivre.
Y a-t-il donc une autre vérité de cette œuvre que le charme - pour le spectateur - d'être là, et de marcher sous ces grands "nénuphars" en forme de ronds translucides? J'avoue que j'y suis resté sur ma faim.
Faim de quoi? D’émotion ? de pensée ? de vérité? Comme il y a quelques buffets où l'on boit du champagne Taittinger, on peut causer, et cela fait partie de l'œuvre, peut-être.
- Ici au moins, la vérité est dite toute entière, me confie un artiste.
- Oui, dit sa compagne, et la vérité, on ne peut que la mi-dire, d'après Lacan !
Je m’en amuse : ceux qui ne peuvent la dire qu'à moitié sont bien prétentieux. Est-on sûr de l'avoir, cette moitié? Voyez la scène: on supplie quelqu'un: "Allez, dites-moi la vérité!". Et il prend des airs dédaigneux: "Je ne peux que vous la mi-dire! Je ne peux vous dire que le "mi-dit" de la vérité". -Et le soir, est-ce qu'elle décline, la vérité ?
Puis je déambule ; j’aime aborder des "inconnus", avec l'espoir qu'ils m'en diront une petite part, de l'inconnu. Je leur demande chaque fois ce qu'ils pensent de l'œuvre; aucun ne m'a dit qu'elle l'a atteint ou chamboulé. "C'est sympa"… ai-je entendu le plus souvent
Puis quelqu’un m'aborde, il me nomme ; est-ce bien moi? Je lui dis que c'est à moitié vrai. Il n'entend pas. Il ajoute: " Vous savez, je me suis formé avec vos livres!". -C'est beaucoup. J'espère que vous ne m'en voulez pas. -Si, je vous en veux, je ne sais pas pourquoi. Je vous ai beaucoup pillé. -Sans me citer bien sûr? - Bien sûr. - Mais alors, vous êtes un homme normal. - Peut-être, mais ma normalité ne m'a pas mené loin". Authentique. Comme j'évite les gens normaux, je m'éloigne. J’en croise beaucoup d’autres, c’est plus léger, on parle des élections…
En sortant, je vois un photographe qui s'active. Je ne le connais pas, je l'aborde: "Que pensez-vous de cette œuvre? - Monsieur Sibony, je vous avoue que je n'aime pas trop. - Ce n'est pas grave. – Tant mieux ; je voulais vous dire, j'ai beaucoup suivi vos conférences quand je pouvais y aller, elles m'ont vraiment bien nourri".
Je pars avec ce brin de vérité et d'innocence.
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