A priori, la mort, c'est ce qui se produit lorsqu'on n'a plus aucune envie à satisfaire; lorsqu'on n'a plus d'envie, on n'est plus en vie. Mais ça se corse lorsqu'on exprime l'envie de mourir; cette envie-là a un statut radicalement indécidable: elle fait partie de la vie et elle prétend viser la mort. Cet indécidable risque d'être la proie des décideurs.
A l'approche de la mort, il y a une souffrance multiforme qui peut même devenir une douleur pour les survivants, la douleur de la perte et du deuil. C'est une épreuve humaine, et comme telle soutenable. Il y a aussi celle du mourant, qu'en général, il intègre assez bien, surtout si l'on fait le nécessaire pour le soulager; elle aussi est soutenable.
De toute manière, la mort et son approche sont une dure épreuve. Mais aujourd'hui, l'idée se répand que normalement, la vie ne doit pas comporter des épreuves "inutiles". Et c'est là un problème, car outre qu'il y a des épreuves dont la valeur ne relève pas de l'utilité, il se peut que l'épreuve dont nous parlons ait quand même une utilité: elle permet aux mourants de s'approcher de la mort, jusqu'à y être; et aux familles de s'approcher de la perte jusqu'à ce qu'elle s'inscrive. Cette approche peut se réduire à rien dans certains cas, mais risque, dans beaucoup d'autres de se faire en accéléré.
En principe, l'approche de la mort signifie, sauf cas rares, qu'il n'y a pas d'autre issue - voire d'autre "guérison" - que la mort. De là à ce qu'il faille administrer ce "remède", il y a un pas, que certains croient pouvoir franchir en invoquant les cas réels où les patients le demandent, et où l'on serait sûr que cette demande n'est pas une approche de la mort mais une décision sans "aucune ambivalence". Ces cas existent, et si on les invoque pour fonder le geste d'administrer la mort, quand "il n'y a plus d'autres espoir", c'est-à-dire dans pratiquement tous les cas, cela relèvera d'une logique assez pressante à notre époque: où une minorité "dure" et active instaure une norme pour les masses indécises et molles, qui n'est peut-être pas si fâchée de se les voir imposer.
Nous sommes dans une société où des paroles singulières peuvent être rassemblées, collectivisées, bien gérées pour devenir une grande force, qui permet de faire passer toutes sortes de changements et de pouvoirs. Du coup, cette épreuve bizarre qu'est la mort, on se dit qu'on doit pouvoir la régler une fois pour toutes, l'arraisonner avec les moyens perfectionnés dont on dispose. Et les souffrances, les épreuves vécues dans le privé par chaque famille, pourront être recouvertes par la vague déferlante d'un discours public qui dit en gros: l'Etat va prendre en charge cette épreuve, on va la réglementer, l'épurer de l'ambiguïté qu'elle comporte, des malentendus regrettables, des tensions trop tendues; tout cela est "inutile". La société ne va tout de même pas y consacrer des moyens, mais elle va s'en charger.
Reste à savoir à quel moment les personnes privées vont passer la main et demander la prise en charge de la mort par le domaine public. Il est probable que cette question indécidable sera décidée dans les faits par des facteurs impersonnels, comme les contraintes de fonctionnement "évidentes". On dit que la Suisse est un pays qui "gère très bien tout ça"; mais quiconque entend parler de cette gestion ressent quelque chose de morbide, que l'on retrouve toujours quand la mort est déniée. Le morbide vient du déni de l'épreuve que la mort constitue. Ce déni sera sans doute pris en charge par l'institution étatique. On donnera la mort de façon accélérée, car si la personne est incurable, et si elle dit qu'elle veut mourir, "à quoi rime de laisser un écart de temps entre ce souhait et sa réalisation?"
De même qu'on a aujourd'hui des accouchements programmés, souvent de pure convenance, on pourra programmer la mort, si le mourant est incurable (c'est-à-dire si c'est un mourant) et n'a plus tous ses moyens. Le danger de l'abus est si clair qu'il n'y a pas à s'y attarder. Ce n'est pas simple de couvrir par un discours totalement rationnel une réalité à la fois universelle (tout le monde meurt) et totalement singulier (chacun a sa mort et son espace d'expression intime). Pas simple de couvrir par un discours public répétable des réalités singulières qui échappent à la répétition, même si le phénomène général se répète. Cela dit, il est presque amusant de voir la prétention avec laquelle nos logiques administratives veulent régler "enfin" une question essentielle de la condition humaine: celle du dernier moment, qui est la forme la plus cruciale de notre rapport au temps, donc à la vie. Après tout, l'administratif n'est pas fait pour nous arranger mais pour nous ranger. Il est vrai que ce n'est pas simple.
A priori, la mort, c'est ce qui se produit lorsqu'on n'a plus aucune envie à satisfaire; lorsqu'on n'a plus d'envie, on n'est plus en vie. Mais ça se corse lorsqu'on exprime l'envie de mourir; cette envie-là a un statut radicalement indécidable: elle fait partie de la vie et elle prétend viser la mort. Cet indécidable risque d'être la proie des décideurs.
Daniel Sibony
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