C’est le départ de Jacob, seul, vers Haran où il court se réfugier (et trouver femme) chez Laban le frère de sa mère. Ici l'intensité narrative du Livre de la Genèse s'accentue, il se passe beaucoup de choses, mais la forme littéraire qui en fait un très grand texte, est à l’état potentiel : chacun et chaque groupe l'arrange à sa façon, à coups de midrashs et de commentaires. C'est un texte où la force littéraire et spirituelle se rejoignent, s’entretiennent.
Jacob est accueilli à bras ouverts mais doit travailler sept ans chez Laban pour avoir Rachel qu'il aime, et la nuit des noces, Laban la lui remplace par sa fille Léa, l'aînée ; ce dont il s’aperçoit le lendemain. Il travaille donc encore sept ans pour son aimée ; on peut penser que pendant ces quatorze ans, Jacob l’a eue pour maîtresse, que par chance elle était stérile, de sorte qu’il n’y eut pas de scandale. En tout cas, il travaille encore six ans, après quoi il décide de rentrer dans la terre de Canaan sa terre natale, sur l'ordre de YHVH. Entre-temps il a eu 11 fils et une fille (six fils de Léa, dont la fille s’appelle Dina ; Joseph de Rachel, et quatre fils, deux de chacune des servantes de Léa et de Rachel). Tout cela n'a rien d'extraordinaire, même les détails de la jalousie entre les deux sœurs Léa et Rachel, qui se battent à coups de fécondité, et jettent chacune dans la bataille sa servante comme mère porteuse - et soumise, contrairement à Hagar qui s’était rebellée devant Sarah. Que deux femmes se disputent l'homme comme moyen pour chacune d’affirmer sa féminité, sa supériorité phallique, ici par la procréation - n'est pas très étonnant. J'ai introduit ailleurs (dans La haine du désir) le concept d'entre deux femmes, pour éclairer ce type de rivalité où l'homme, entre elles, semble un moyen, pour que chacune s’affirme plus femme que l'autre, qu'elle perçoit comme une menace. Ajoutons qu’ici, ce sont les femmes qui nomment leurs enfants (y compris ceux de la mère porteuse), et elles le font dans un vrai feu d’artifice de jeux de mots intraduisibles et ciblés, de vœux précis(maintenant je vais être aimée…) ou d’appels au divin (Joseph est un appel à ce qu’elle en est encore un), etc.
Mais le fil rouge de ce texte est le rapport entre Laban et Jacob, qui préfigure ce que sera plus tard la tension permanente entre Aram et Israël ; ce rapport poursuit déjà sous d’autres formes la dissension entre Ismaël et Isaac ; elle-même renforcée par la vindicte d’Esaü envers Jacob.
Aucune haine n'est exprimée entre Laban et Jacob : on baigne dans l'implicite solidarité familiale ; mais la violence contenue s'exprime par des gestes précis : ce n'est pas rien, de vendre sa fille pour sept années de travail ; les filles en question oseront dire, 20 ans plus tard, que c'était révoltant. Pour l'instant, cela semble aller de soi ; c’est dire que Jacob n'a pas le choix. On n'en est plus au temps où Eliezer vint chercher Rebecca pour Isaac. Alors Laban lui avait dit : demandons-lui ce qu'elle veut ; et Rebecca n’a dit qu'un mot : « je pars » (‘élékh). Le respect pour Abraham imposait une approche humaine et juste. Ici ce n'est pas le cas : Jacob travaille sept ans, et on le trompe sur l’ «objet». Et s’il travaille encore six ans après avoir eu Rachel, cela semble aller de soi. C'est l'image du sans recours que le peuple d’Israël subit plus tard dans les terres où primait un pouvoir hostile, chargé de vindicte envers lui.
Il travaille pour Laban jusqu'à ce que Rachel, supposée stérile, mette au monde Joseph. Alors il demande à partir : « vers mon lieu et ma terre », dit-il. La réponse de Laban est équivoque : « Ah, puissé-je trouver grâce à tes yeux, j'ai deviné : YHVH m'a béni à cause de toi. Fixe ton salaire et je donne » C'est donc que le salaire n'était pas fixé, c'était au bon vouloir du maître, dont Jacob a fait fructifier les biens
Jacob dit : « tu ne me donneras rien, mais tu m'accordes ceci… » Et il va jouer la carte divine ou se mêlent le hasard et la transmission. Il demande qu'on écarte du troupeau toutes les chèvres tachetées et mouchetées et tous les agneaux bruns ; Laban les confie à ses fils qui les mènent loin, à trois jours de marche ; et Jacob demande que celles qui désormais naîtront tachetées et mouchetés soient à lui. Ah si ça se pouvait…, gémit Laban de plaisir, conforté par l'ordinaire des transmissions animales, ne voyant pas qu'il va se passer là quelque chose d'extraordinaire, qui suppose un destin très favorable, presque complice. Bien sûr, Jacob aidera le hasard de la reproduction, en mettant des rameaux d'arbres avec des entailles blanches sous le regard des brebis lorsqu'elles viennent boire et entrer en chaleur ; de là à ce que toutes produisent des agneaux rayés tachetés mouchetés, il y a un pas, que seule fait franchir la faveur de YHVH. Jacob s'offre même le luxe de faire cette opération pour les bêtes vigoureuses, laissant les autres, les plus languissantes à Laban. De sorte qu’ « il s'enrichit prodigieusement ». L’autre devient méchant et jaloux. Cette profusion bénie, Jacob se la voit confirmer en rêve par un messager divin qui l'appelle : « Jacob ! - Me voici - lève les yeux et vois : tous les boucs qui fécondent le bétail sont rayés, mouchetés et grivelés ; car j'ai vu la conduite de Laban à ton égard. Je suis le Dieu de Betél où tu as oint une stèle (matséba), là où tu m'as fait un vœu. Maintenant lève-toi sors de ce pays et retourne vers la terre natale ».
Jacob exploite un certain savoir sur l'identification possible de la femelle enceinte devant tel objet qui la surprend dans son désir ; ce savoir fait partie des traditions mais n'a pas la valeur d'une certitude. Jacob a donc vraiment compté sur le destin favorable, sur le rapport à l'être (en y mettant du sien : ce n'est pas un rapport où l'on se confie totalement à l'être divin dont on attend le salut).
Ce rapport, il l’a instauré au début de ce texte par son rêve à l'échelle. Une échelle posée sur le sol et dont la tête atteint le ciel, avec des messagers divins qui montent et qui descendent - est l’image d'un certain lien entre le ciel et la terre, avec des passeurs qui montent et descendent (voilà un sens original de monter en Israël et d’en descendre) ; et il y a des pas nécessaires, qu’on franchit un à un, comme des barreaux. De quoi rappeler que les passeurs, les porteurs d'être n’ont pas vraiment des ailes, qu'ils doivent y aller pas à pas, et que c’est infini : la tête de l'échelle, atteignant le ciel, signifie qu’elle touche au « là-bas là-bas », shamaïm, c'est-à-dire au-delà de la limite que l'on croit avoir atteint. Et c’est de là que YHVH parle à Jacob, et se fait connaître à lui en nommant Abraham et Isaac. Il ne dit pas « Isaac ton père » car c'est évident, c’est du réel, mais il dit « Abraham ton père ». L'alliance se transmet à travers ce rêve où un soutien divin est promis. Au réveil, il en prend acte, il dit même : « ainsi il y a YHVH en ce lieu et je ne le savais pas ». En somme, l’être qui est partout peut se localiser, en passant par l'inconscient, le non-savoir du rêveur ; cela inscrit la transmission, que Jacob consacre par la stèle, la pierre sur laquelle il avait mis sa tête pour dormir. Il fait une offrande avec le peu qu'il a, de l’huile, et il fait un vœu : si Elohim est avec moi et me protège dans ce chemin où je vais et me donne de quoi manger et de quoi m'habiller, et s’il me ramène en paix à la maison de mon père, alors YHVH SERA mon Elohim » Or YHVH SERA , c'est deux fois le mot YHVH, « sera » s’écrit avec les mêmes quatre lettres du tétragramme: VHYA YHVH. La réalisation du vœu redouble le nom divin, le décline dans le temps. YHVH SERA…(Moïse s'entendra dire par YHVH: JE SERAI, tel est mon nom pour toujours.) On a là un germe de la transmission à travers ce Nom redoublé, passé par l’être-temps.
Et c’est ce qu'il lui revient en rêve, à Jacob, pour lui dire que la transmission de la différence va bon train dans le troupeau, côté reproduction, et que le troupeau de Laban est en train de passer dans ses mains, sans être retiré à Laban ; c'est juste du côté de la génération ; et qu'il est temps qu'il parte. Ce qu'il fait, sans prévenir le beau-père ; qui le poursuit, le rattrape après sept jours, et bien que prévenu en rêve par Elohim en faveur de Jacob, il lui fait la grande scène de l'homme généreux père aimant, trahi par ce départ précipité sans adieu ni embrassades. Là, le texte nous rappelle délicatement que c'est un idolâtre : pourquoi m'as-tu volé mes dieux ? dit-il. (En effet, Rachel avait prit ses petites idoles et les a mises sous ses cuisses, sur le chameau où elle s'est installée, s'excusant de ne pas pouvoir bouger car elle avait ses règles, dit-elle. Pourquoi l’a-t-elle fait ? Comme pour lui dire en silence tes dieux je m'assois dessus? Elle en avait, certes, des choses à venger. Laban ne trouve rien, il est déstabilisé, il lance que tout ce qui est à Jacob est à lui, y compris ses filles, mais il propose de faire alliance : si par malheur tu nuis à mes filles (celles qu'il a vendues) alors Elohim sera témoin entre toi et moi. Son Elohim, c’est le dieu de Nahor (le frère d'Abraham, resté araméen). Bref la scène oscille entre l’abject et l’ hypocrite, sur le mode : je t’ai piétiné vingt ans et tu ne me laisses pas t’honorer... Abraham aussi avait fait une alliance, et Isaac de même, avec des adversaires, mais qui exprimaient moins de rage sournoise que celui-ci et qui avaient étalé moins de médiocrité humaine. C'est d'ailleurs par sa rapacité qu'il est puni, puisque la reproduction, la fécondité lui échappe.
À propos de fécondité, rappelons que Rebecca la mère de Jacob avait d'abord été stérile et que son homme Isaac a supplié YHVH pour elle, et qu'elle a conçu des jumeaux. Mais Rachel, la femme de Jacob est plus directe : donne-moi des enfants sinon je meurs ! lui dit-elle. À quoi il répond : suis-je à la place d’Elohim, qui t’a privée du fruit de la matrice ? Sa réplique à elle, immédiate, c’est de lui mettre sa servante dans les bras : Couche avec elle, elle accouchera dans mon giron, et j'aurai des enfants. On a là trois cas de femmes belles qui commencent par être stériles, avant que l'être-fécond ne se « souvienne » d'elles : c'est Sarah, Rebecca, et Rachel. À croire que la beauté, quand elle est signe ou symptôme d'un certain narcissisme, a besoin d'une ouverture sur l’être pour être fécondée.
Un simple constat pour finir: après la trouvaille par Abraham de l’être-YHVH, les soutiens divins dont il bénéficie, lui, son fils Isaac, son autre fils Ismaël, puis Jacob sont raisonnables: trouver l'eau dans le désert, échapper aux ennemis jaloux, voir un bélier à sacrifier, avoir la chance d'une reproduction favorable, etc. Mais au-delà de ces faveurs assez sobres, ce que nous transmettent ces trois patriarches, c'est l'idée qu'il y a pour leurs descendants de l'amour dans l’être, mais que cela implique de gros ennuis avec les autres. C'est cette idée que nous avons appelée « hypothèse fondamentale du peuple juif » dans notre livre De l'identité à l'existence. Une hypothèse en deux temps : 1) il y a pour nous de l’amour dans l’être ; 2) on va devoir affronter de gros ennuis pour ça.
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