Ce texte contient l'apport biblique massif que constituent les Dix paroles, les Tables de la loi. J'en ai commenté le contenu dans Les trois monothéismes sous le titre : Eléments pour une éthique de l‘être, et j'en ai reparlé dans mes Lectures bibliques. J'en donnerai plus bas la version existentielle que j'ai présentée dans ses Lectures.
Auparavant, quelques remarques sur la mise en scène. Pourquoi tout un chapitre (18) sur l'arrivée de Ytro, le prêtre de Midiane, et sur les conseils qu'il donne à Moïse ? Midiane est une des tribus qui fera la guerre au peuple d'Israël, qui s’alliera même aux ismaéliens et aux descendants de Hagar pour tenter d’effacer le nom d'Israël et conquérir le Mont du temple (Voir Psaume 83). Le texte veut-il nous signifier qu’au départ il y a eu de l'amitié, de la proximité ? Que le prêtre de Midiane a reconnu YHVH et pas seulement Elohim - ou Allah en arabe? (Certains archéologues prétendent que le Dieu biblique est un dieu régional, originaire de Midiane, et n'attachent pas d'importance au fait que son nom est l'anagramme de l’être). En tout cas, le prêtre de Midiane vient s'incliner devant le Dieu des hébreux, il dit « béni soit YHVH »), et Moïse à son tour s'incline devant les conseils de Ytro son beau-père. Façon de marquer une trace originaire d'amitié entre monde hébreu et monde arabe.
Suit l’essentiel, la scène de l'éruption volcanique où la loi est énoncée par la voix divine, pour dire que l’être se fait parlant et que sa parole fait loi à tels moments privilégiés. Moïse prépare le peuple à cet événement, il lui est demandé de maintenir le peuple autour de la montagne, et d'exiger que personne n’y touche sous peine de mort. Or le texte ajoute (verset 13) : aux derniers sons du cor (du chofar) ils monteront sur la montagne. Chaque fois qu'il est question du chofar il s'agit d'un cri divin libérateur (ou d’un appel au divin, ou d’un rappel). Ici le chofar est appelé tantôt « yovel », tantôt chofar. Et le son qui s'ensuit se renforce de plus en plus (verset 19).
De quoi ce son est-il libérateur ? Du risque d'anéantissement. Tout comme pour le non-sacrifice d'Isaac : le bélier, dont la corne sert à faire le chofar, symbolise l'événement où Isaac échappe au sacrifice. Or Isaac est le symbole de la descendance d'Abraham côté hébreu. Dans la scène du Sinaï, le son du chofar symbolise l'événement où le peuple hébreu est sauvé de l'anéantissement par la parole qui fait loi, la parole de l’être qui se donne à lui en forme de Dix énoncés qui légifèrent sur le rapport à l’être, rapport de l'homme à lui-même, à ses semblables et au divin. Le peuple risquait d'être anéanti - par l'esclavage, par Pharaon, par la non-parole ou l'hébétude dans lesquelles il se trouvait ; et le voilà sauvé au son du chofar qui culmine dans la voix où se crient lesdites Paroles. C'est ce qu'a vécu Abraham avec son fils qui, insistons-y, représentait dans la scène ses descendants hébreux : il a failli mourir et il a été sauvé sous le signe de la corne du bélier qui se dégage du buisson, au dernier moment de cette geste à la fois terrible et purement symbolique ; de cette scène qui construisait elle-même le symbole où se relient l'anéantissement imminent et la délivrance.
Cette scène, souvent noyée dans des discours édifiants (où Dieu voudrait vérifier la foi d’Abraham, ou lui faire telle ou telle leçon), mérite qu’on y revienne : Abraham s'entend demander par son Dieu d'aller faire monter Isaac en holocauste. On peut toujours dire que Dieu ne voulait pas ce sacrifice qui aurait achevé l'histoire avant qu'elle ne commence. Mais alors, en quoi consiste l'épreuve que va vivre Abraham ? C'est justement celle de vivre la scène comme si elle devait aboutir à l'anéantissement, et d'espérer jusqu'au dernier moment qu'il se produira quelque chose, un acte salvateur. Abraham fait vivre à son fils (et il vit avec lui) l'événement que sa descendance vivra de façon récurrente, à savoir : risquer d'être anéantie et être sauvée in extremis. Après coup, cette scène apparaît comme la pantomime d'une histoire récurrente, mais par ses deux acteurs, elle est vécue sincèrement, à fond, pour de vrai. Le « comme si » qui la porte concerne l’avenir : comme si elle allait se reproduire dans l'avenir. De fait, ça n'a pas cessé de se reproduire. Même aujourd'hui, le risque de l'anéantissement existe mais l’espoir d'y échapper existe tout aussi fort. De même que la sanctification du peuple existe, en même temps que le risque de sa déchéance. Après tout, ce n'est pas rien qu'une voix divine crie, encore après les Dix paroles : ne m'associez aucun dieu d'argent ou d'or ; alors que vingt pages plus loin (et 40 jours plus tard) il y aura le culte du Veau d'or. Cela veut dire que même une voix céleste n'arrive pas à prévenir la pulsion idolâtre chez l'humain. Une voix humaine le pourrait-elle alors? Peut-être, si elle est plurielle et portée par une longue transmission qui l’avertit de sa propre faille, si elle est prête à la reconnaître, et à tenter patiemment de la dépasser, sachant que ce ne sera pas une fois pour toutes
Voici pour conclure un écho de mon commentaire « existentiel » des Dix paroles qui figure dans Lectures bibliques
1/ L'ETRE EST LE SEUL RECOURS POUR SORTIR DE L'ESCLAVAGE. TOUT AUTRE SAUVEUR REMPLACE UN ESCLAVAGE PAR UN AUTRE.
2/ RIEN D'AUTRE QUE L'ETRE NE VAUT D'ETRE DIVINISÉ. PAS D'IDOLATRIE. ELLE IMPLIQUE UNE MUTILATION QU'ELLE TRANSMET AUX DESCENDANTS, ET ILS EN SOUFFRENT SUR PLUSIEURS GENERATIONS.
3/ PAS DE MENSONGE SUR LE NOM DE L'ETRE; SUR LA FAÇON DE L'APPELER. L'ETRE DIVIN FAIT MENTIR TOUTE PAROLE QUI LE LIMITE.
4/ PAS D'ACTIVITE SANS ARRET: C'EST NON CREATIF, OU DESTRUCTEUR. IL FAUT OFFRIR UN SEPTIEME DE LA SEMAINE A L'ETRE-CREATEUR.
5/ RECONNAIS LE POIDS DE TES PARENTS.
6/ PAS DE MEURTRE.
7/ PAS DE SEXE SANS LIEN SYMBOLIQUE.
8/ PAS DE VOL.
9/ PAS DE FAUX TEMOIGNAGE.
10/ PAS D'ENVIE POUR CE DONT L'AUTRE JOUIT. TROUVE TA JOUISSANCE AUTREMENT, COMME LA TIENNE ET NON LA COPIE DE L'AUTRE.
Note. Le mot shabbat veut dire "repos", par dérivation. Il a sa source dans un mot araméen qui veut dire "accomplissement". On voit le paradoxe: quand fut créé tout ce qui était mûr pour l'être, la Création s'est inachevée en s'ouvrant sur un jour vide où ce qui se crée c'est le Rien. L'achèvement donne sur un vide; la Création est, comme telle, inachevée (on peut créer à l'infini). Dès l'origine, l'inaccompli est intrinsèque. Ce trait, propre à la Torah, l’oppose aux religions de l'accomplissement.
Le premier "objet" saint dans la Bible n'est pas un temple ou un autel de sacrifice, c'est un jour, pris comme signature de la Création. Il a sa gestion religieuse - la religion vient gérer les abîmes de l'être et aussi les recouvrir. Mais au-delà, sa question reste intacte: comment, en tant qu'être créatif, fréquentez vous le vide qui vrille vos créations? quelle gestion faites-vous de ce vide? comment le supportez-vous?
Commentaires