On aura remarqué que dans ces commentaires je ne cite pas les exégèses traditionnelles: le lecteur peut s’y référer sans moi. J'en donnerai une, que j'ai entendue récemment, pour montrer qu’elles ont une autre fonction. Lorsqu’en voyant le Veau d'or (à propos duquel leTalmud a comparé Israël, fiancée de Dieu, à une mariée qui trompe son mari sous le dai nuptial), YHVH dit à Moïse : "Va, descends, car ton peuple s'est corrompu", il aurait signifié par ce mot descends que Moise lui-même avait déchu, qu’il était descendu de sa place glorieuse. Or cela ne concorde pas avec le fait que YHVH a demandé aussitôt à Moïse : "Laisse-moi, je vais les exterminer et je ferai de toi un grand peuple". "Descends" ne veut pas dire "tu es déchu"; pas même déchu de l'honneur que t'accordait le peuple hébreu, puisque celui-ci était lui- même déchu, etc. C’est donc l'argument qui chute. Les mêmes exégètes soulignent qu'Israël a péché lors de cet épisode en parole, en pensée et en acte, puisqu'ils ont pensé faire une idole, qu'ils l'ont faite et qu'ils ont dit : "Voici ton Dieu Israël qui t'a fait sortir d'Egypte". Et de conseiller à tout homme voulant faire “un examen de conscience”, de prendre en compte ces trois dimensions : "Qu'ai-je pensé ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ?" Ils ont oublié d'ajouter que l'homme qui fait cet examen devrait être capable de se dédoubler, ce qui ferait alors six niveaux, car quand on pense à ses pensées on a pas toujours la distance, de même pour les paroles et pour les actes. A moins de parler de tout cela à un tiers qui ne vous encombrerait pas de ses pensées, de ses paroles ou de ses actes? Cela fait beaucoup. Donc le conseil n’est pas vraiment utile mais ces commentaires sont édifiants, et c’est là tout leur propos.
La mise en scène de la parasha ki tissa était dramatique : pendant que sont dictées les indications pour faire le temple, il y a déjà la profanation absolue, l'idolâtrie totale; puis le massacre, puis le pardon, les nouvelles Tables, et le renouvellement de l’alliance (34, 10 : “Voici, je contracte une alliance face à tout ton peuple” (YHVH ne dit plus mon peuple mais ton peuple en parlant à Moise, dans ce contexte de chute et de corruption). Et c’est la même demande, le même contrat : “Je ferai des prodiges pour vous si vous écoutez les paroles que j’ai dites”. C’est aussi plus concret “Je chasserai devant vous les peuples de kanaan, ne faites pas d’alliance avec eux, etc., car fragiles comme vous êtes, ils vous corrompraient; ne vous faites pas des dieux de métal (massékha) - alors qu’ils viennent d’en faire un. Bref, on reprend après la catastrophe, non pas comme si de rien n'était mais parce qu'il n'y a pas d'autre choix, et qu'il faut continuer à vivre avec toujours le même projet : atteindre la terre promise, la conquérir, s'y maintenir, s'y tenir avec une certaine dignité face à l’être. Gageure immense.
Après la chute terrible et la menace d’extermination, et le refus d’effacer la faute, et la décision de la mettre en mémoire mais de côté, on reprend la mise en place des lois, des indications etc. On égrène une série de demandes, de convocations pour les fêtes, notamment de Paque, avec aussi des précisions comme “Ne cuis pas le chevreau dans le lait de sa mère” (34,26); dont on a déduit l’énorme système de séparation entre nourriture carnée et nourriture lactée, en assimilant la digestion à une cuisson, ou un mûrissement (bashél).
C’est dans ce contexte que la parasha de vayakél va faire exécuter les indications, mais cette fois c’est Moise qui les donne au peuple. Il donne celles de Térouma - apporter des dons pour construire le temple - et des détails minutieux sur ladite construction.
Mais le point-clé, c’est le premier mot vayakél, racine khaal assembler. Moise fait assembler toute la communauté des enfants d’Israël et leur dit: voici les paroles que YHVH a ordonné de faire (d’accomplir). Et on commence par le repos du septième jour avec interdiction d’allumer le feu dans aucune de vos demeures. Le feu extérieur étant un des symboles du travail; il ne doit rester qu’un feu intérieur.
Donc, le mot assembler est essentiel; il s’agit de les unir sous le signe d’une tâche à accomplir: la construction de cet étrange centre psychothérapique fait pour expier les fautes, dans une scène à quatre : Soi-même, l’animal, le prêtre et l’être divin. La rencontre ayant lieu dans cet espace très calculé qu'est le temple, dont l'agencement, les mesures, les objets, sont destinés à rayonner des intensités bienfaisantes. Il y a une telle quantité d'intentions dans chaque objet, et dans l'espace d'ensemble, que c'est une structure vivante prête à accueillir les questionnements qui s'y présentent touchant au manque et à la faute.
L’autre point important, c’est que tout le monde donne, les hommes et les femmes. Les femmes “sages de coeur”, c’est-à-dire ayant un certain talent, “ont filé de leurs mains l’azur, la pourpre, l’écarlate, les poils de chèvre “, etc., et le texte insiste (35, 29): “tous les hommes et toutes les femmes, que leur coeur portait à offrir pour tout l’ouvrage… l’apportèrent en offrande à YHVH”. Autrement dit la capacité de prendre part à l’élaboration du temple est reconnue également aux hommes et aux femmes, d’abord au niveau du don que l’on fait pour fabriquer le temple, puis au niveau du don dont on est doué pour un certain savoir-faire. Cela veut dire que du point de vue du Temple, de la Présence qui y est appelée, et du travail d’expiation qui s’y accomplit, les hommes et les femmes se situent au même niveau. (On comprend, en passant, que les dons aient été généreux: ils sont déjà, en eux-mêmes, une expiation ; ils interviennent après la grande faute. L'existence même du temple est vécue comme un rachat.)
On peut trouver là de quoi mettre en question l’étonnante séparation qui s’est instaurée au fil des temps dans les synagogues, où les hommes, pour montrer leur foi intense, mettent les femmes soit au “poulailler” de sorte qu’elles ne touchent pas le rouleau de la Torah, le sefer torah lorsqu’il sort de l’Arche (de crainte qu’elles soient impures à cause de leurs règles, comme si elles ne pouvaient pas elles-mêmes, dans ce cas, s’abstenir de le toucher, plutôt que d’être toutes confondues et mises en règle dans cet interdit massif); soit donc dans le poulailler en hauteur, soit dans un espace séparé où elles ont sous le nez, pour leur barrer la vue , des plantes, des murs ou des tentures (qui ont d’ailleurs tendance à devenir moins opaques.)
Ce texte ouvre aussi une pensée sur l’artiste. Bétsalel fut “appelé par son nom, par YHVH”, et “rempli d’un souffle divin de sagesse, intelligence, savoir, aptitude pour tout travail” (tout métier) et surtout (36,32) “pour penser des pensées et faire avec l’or, l’argent, l’airain, tailler la pierre, la sertir, travailler le bois, exécuter toute espèce d’ouvrage d’art”. Or “penser des pensées”, c’est concevoir des oeuvres; mais la racine, c’est penser, hshb, qui veut dire aussi calculer. Une oeuvre d’art c’est quelque chose où une pensée est mis en acte à travers un souffle inspiré et un matériau précis dans lequel passe l’intelligence, le savoir-faire, la connaissance et l’aptitude. (Soit dit en passant, le texte distingue bien les artistes et les artisans. En (36, 8) on trouve : “Tous les sages de coeur parmi les artisans firent le tabernacle de dix-huit tentures en lin retors etc.”)
Mais cet artiste est aussi doué pour l'enseignement (V 34) “Il était doué pour enseigner (horot)”. Le mot est de la même racine que torah : enseigner au sens de faire voir. C’est le même verbe utilisé par Moise quand il demande à YHVH : “Montre-moi ta gloire”.
S’il faut l’intelligence du coeur pour produire tous ces éléments du temple, énumérés sans exception, y compris les vêtements des prêtres, c’est que le lieu, en tant que lieu de présence et lieu d’appel à cette présence, implique pour ceux qui y viendront, leur intelligence et leur coeur. Autrement dit, sont exclus en principe la dévotion bête et l'esprit fin mais desséché. Le lieu interpelle aussi les fidèles au niveau des sottises qu’ils font (manque d’intelligence) et des méchancetés qu’ils commettent (manque de coeur, d'ouverture, de générosité, de bonté); crispations narcissiques variées, comme quand certains veulent se montrer plus dévots donc meilleurs que d'autres. Le lieu interpelle aussi leur capacité de comprendre, de se comprendre, donc leur discernement. Ils n'ont pas à se satisfaire, plus ou moins complaisamment de discours édifiants et naïfs. L'expression intelligence du cœur suggère aussi que les impasses affectives rendent un peu bête, ou supposent une certaine bêtise, et que la bêtise présuppose des impasses affectives; qu'elle peut même en être l'effet.
Bref, il n'est pas dit que les synagogues qui aujourd'hui tiennent lieu de temple, pas plus que les temples identitaires qui ont imité celui-ci, soient à la hauteur des enjeux qu'il convoque, notamment dans sa conception, du côté de l'intelligence du cœur.
En tout cas, celle-ci, que Salomon demande en rêve à Dieu lorsqu’il devient roi, figure déjà comme exigence dans la confection des éléments du petit temple; que lui-même est appelé à bâtir en grand, à Jérusalem.
De nos jours, l’artiste fait une oeuvre qui présente ou représente quelque chose de nouveau, d’inconnu. Or c’était bien le cas dans la fabrication du temple: tous ces objets naissaient pour la première fois. Ce temple est une création, et comme toute création pensée en profondeur (notamment aux différents niveaux de la sensibilité qui sont énumérés), elle évoque où elle prend part à la création du monde, création supposée et aussi continue ; finie-infinie, comme le dit la Genèse.
On peut donc vraiment parler de travail d’artiste. Ce qui est remarquable, c’est que la définition qui en est donnée dans ce texte millénaire (sagesse du coeur, connaissance, intelligence, savoir faire tout métier) garde sa valeur de nos jours. On s'émerveille que des artistes contemporains fondent des objets sculptés, qu’ils collent parfois à leurs toiles avec d’autres matériaux, en passant par des techniques sophistiquées, et mettent en oeuvre non seulement leurs pensées plus ou moins complexes mais leur savoir-faire. La notion d’artiste, ici sobrement définie, aura donc traversé une immensité de temps, en gardant sa force intacte, quelle que soit le genre d’art dont il s'agit: qu'il soit antique, classique, moderne, contemporain ou ultérieur.
(Voir là-dessus mes deux ouvrages : Création, essai sur l'art contemporain ; et Fantasmes d'artistes, où je montre notamment le rapport entre toute création forte et la création du monde, ne serait-ce que d'un petit monde).
Maintenant, une remarque sur les hasards implacables de l'histoire : une colonne de fumée montait de ce temple, de l'autel des sacrifices, une fumée permanente. Dans les camps nazis d'extermination, où ce sont les corps hébreux qui étaient sacrifiés, une colonne de fumée montait en permanence. Les nazis avaient pénétré, en la retournant perversement, cette logique du sacrifice décalé, pour sacrifier ceux-là mêmes qui maintenaient ce décalage, et faisait de l'expiation autre chose qu'un meurtre. C'est que le projet nazi était d'aller chercher assez loin les ancrages existentiels du peuple juif pour mieux le faire basculer dans le néant. Et ce projet, même s'il a sacrifié le tiers du peuple, non seulement a raté son but, mais a donné un terrifiant coup de fouet à la renaissance de ce peuple.
Parasha de Péqoudé (Exode 38,21 à 40,38)
Péqoudé, c'est aussi bien les fonctions, l'ordonnancement, la distribution des différents éléments du Temple portatif : on poursuit ici le récit de sa construction, commencée dans le texte précédent, mais il semble qu’on tient à bien distinguer les niveaux : entre le dire divin adressé à Moïse, répercuté par le dire de Moïse aux Hébreux, spécialement aux artistes, et le faire, l'acte de faire chaque élément concret, qui est porteur de symboles précis et intenses. En somme, puisque le divin, c’est l’être, il est dit que ce doit être fait, ce dit est transmis à tout un peuple, et un jour c'est fait : tout le temple est livré à Moïse selon la série exhaustive de tous ses éléments ; on pourrait presque dire en pièces détachées, qu'il doit lui-même monter, mettre en place, - depuis le tabernacle de la tente du rendez-vous jusqu'au bassin d’airain ou Aaron et ses fils doivent se laver, avant de revêtir les vêtements eux-mêmes confectionnés de main d'artiste, et d'être oints d'une onction qui les consacre de génération en génération, serviteurs de YHVH. (Le verbe kahén qui correspond au mot hohén signifie servir ; et le service en question concerne la gestion des manques et des fautes de chacun dans son rapport à l’être, donc à la vie, et non dans son rapport au prochain : si vous avez volé un bien à votre prochain, il faut le lui rendre car un bœuf en sacrifice ne rachète pas le vol.)
À l'analyse que j'ai faite antérieurement (voir Lectures bibliques, chapitre Le temple portatif), j'ajoute quelques remarques. Cette histoire de temple originaire peut sembler dépassée à beaucoup d'esprits lucides ; pourtant, il en reste des traces très fortes dans les lieux de culte, hébreu ou non ; notamment, les deux autres monothéismes en sont marqués. Demandez à un chrétien le pourquoi de l'encensoir, ou de quoi procède le chœur de son église, il y a toute chance qu'il ne saura pas remonter au tabernacle de Moïse et au petit autel d’or de l'encens, voué à ce que ce soit bon au souffle (et pour cela on y brûle un mélange d'aromates dont il est interdit d'imiter la formule, il faut que cet encens soit unique) ; il signifie le vœu que le souffle de l’être soit apaisé, non furieux contre les êtres endettés que sont les « pécheurs », c'est-à-dire tout simplement les gens qui sont dans la culpabilité parce qu'ils s'en veulent de ce qu'ils sont, de ce qu'ils ont fait. (Ce vœu que le souffle de l’être soit bon inclut le vœu que votre souffle le soit ; que vous vous sentez bien, que vous n'êtes pas trop suffoqués par ceux que vous ne pouvez pas sentir.) De même, dans la tradition chrétienne, Jésus vient remplacer d'un seul coup tous les sacrifices du Temple, en prenant sur lui tous les manquements. Côté islam, un simple détail suffit : le mot qodésh (saint) qui caractérise le temple portatif, (qodésh pour YHVH), ce mot se retrouve dans le nom arabe de Jérusalem, Qods ; (et dans le nom de brigades extrémistes qui s'appellent carrément Baït al Miqdas, soit le nom hébreu du Temple de Salomon, réplique amplifiée du temple portatif ; brigades qui se donnent pour but de reconquérir la ville pour la restituer à sa « vraie » sainteté, celle de leur religion.) Certes, d’aucuns diront que ce lieu est saint pour l’islam car Mahomet l’a survolé en montant au ciel, étant parti Médine ; mais justement, s'il a tenu à faire ce détour , c'est que ce lieu était déjà sanctifié par le Temple hébreu, même en ruines ou absent, toujours en tant que réplique du sanctuaire de Moïse.
En fait, l'idée même d'un lieu où la présence de l’être est convoquée par des hommes et des femmes qui voudraient être, plus ou moins, en règle avec leur vie et leur destin qui ne cesse de se dérégler, cette idée hante notre époque contemporaine, en dehors de toute religion : que cherche l'œuvre d'art actuelle sinon à produire une ouverture sur l’être, qui mette les sujets, autant qu'ils le peuvent, en contact avec la création ; avec la création du monde, c'est-à-dire avec le monde en tant que création permanente impliquant la lutte sans fin des pulsions de vie et de mort, des forces bénéfiques et des forces destructrices ; sachant qu'on passe des unes aux autres, qu'il y a du bien qui tourne mal et du mal dont on arrive à faire un bien, quand on s'y prend… mieux.
Lorsque les « Enfants d'Israël », artistes et artisans en tête, apportent toutes les pièces du temple à Moïse, il constate que le travail a été bien fait, c'est-à-dire selon ce qui est dit dans la parole qu'il a transmise. Alors il les bénit. C'est dit en trois mots : Moïse les bénit. On n'en sait pas plus ; certains récits édifiants, qu'on invente pour se faire plaisir, précisent : il leur a dit : que la présence divine soit avec vous. Tenons nous en plutôt à ces trois mots : il les bénit - qui disent en mode indirect deux ou trois mots qu'il a pu leur dire ; par exemple : vous êtes bénis pour YHVH ; ou bien : vous serez bénis. Cette parole n'a pas besoin d'un contenu ou plutôt, elle est elle-même son contenu : « béni » signifie que l'être est bien disposé envers vous, ou que votre position est bonne dans le rapport à la l’être. C'est presque un constat : vous êtes béni ou pas. Si quelqu'un vous bénit, cela veut dire qu'il fait le vœu que vous le soyez ; et beaucoup prennent ces vœux pour une bénédiction, alors que ce sont seulement des vœux, provenant d'une personne plus ou moins considérée, qu'on suppose elle-même « bénie ». Être béni concerne votre lien à l’être, qui se décline dans votre existence. Or la seule façon de communiquer avec votre mode d'être, dépend de ce que vous faites ; de ce que vous faites de votre être, et aussi de ce qu’on vous a fait. Certains ne s'en remettent pas, de ce qu'on leur a fait, et se coupent ainsi le passage vers l’être-autrement ; ils restent fixés à tel événement, qui peut avoir été traumatique, mais dont souvent ils font eux-mêmes l'équivalent d’un traumatisme, en le coupant des autres possibles.
Donc, faire le tabernacle, le Michkane, c'est faire un certain nombre de choses qui concernent le rapport à l’être. Si on les examine, comme nous l'avons fait, on voit qu'elles font de cet espace un lieu d'acquittement perpétuel, répondant ainsi à l'endettement perpétuel où le sujet est vis-à-vis de soi-même et des possibles qui s’ouvrent à lui, que souvent il ignore.
Certes, personne ne pense aujourd'hui (aux temps antiques non plus) qu'il suffit de venir au temple avec une bête à sacrifier pour que soient transférés sur elle les manquements et les pulsions destructives du sujet. Pourtant, cet acte est donné comme un symbole de tout ce qui pourrait être fait pour que le sujet se mesure à son manque à être, son endettement existentiel, et qu'il soit rappelé à l'essentiel : à l’être créatif, à la création du monde. Car si le monde est insuffisant à lui-même, c’est encore plus vrai du sujet, pour peu qu'il soit conscient de son existence, de ces conflits, de ses impasses, et qu’il sente le besoin de « recontacter » la création. Or la fabrication même de ce tabernacle rappelle la création du monde, ne serait-ce que par le nom de l'artiste auquel il est fait appel, Bétsalél, qui signifie littéralement : avec l'ombre du divin[1]. Et l'on sait que dans la Genèse, l'humain (hommes et femmes) a été créé, c'est-à-dire amené sous le signe de la création, par l'effet de la parole et de la pensée, avec l'ombre (ou à l’ombre) du divin, c'est-à-dire avec quelque chose qui résulte de la lumière et qui appelle à la lumière.
On apprend ici que ce Temple a été érigé « le premier jour du premier mois de la seconde année » de la Sortie d'Égypte. L'érection du temple, si elle a duré un jour, a donc dû impliquer toute la tribu des Lévi, avec l'aide du peuple. Cela se passe la seconde année : comme si on ne pouvait pas compter à partir de la première pour mettre en place ce processus complexe d'entrer dans la loi par la voie la transgression, ce projet radical de réparation permanente, qui d'emblée prend la mesure de ce que l'humain a de foncièrement irréparable, ce qui n'enlève rien au mérite ou à l'outrecuidance de ces réparateurs attitrés. Si l'humain est irréparable, raison de plus pour essayer de le réparer.
Sur l'ordre du montage, il y aurait beaucoup à dire. D'abord la Tente bien sûr, puisqu'elle doit abriter l'ensemble (c'est une indication divine), puis en premier, on place l'Arche qui contient le pacte d'alliance, le « témoignage » ; puis la table avec pains à deux faces, puis le chandelier dont on allume pour la première fois la « flamme de toujours », puis l'autel de l'encens, devant l'Arche, comme pour apaiser la fureur des transgressions, puis l'autel des sacrifices, puis la cuve pour les abblutions des prêtres. (Je vous laisse le soin d'interpréter l' « installation » ; sachant que le mouvement des acteurs en fait partie, et qu'elle se projette plus tard dans un temple bâti, et plus tard encore, dans l'absence de temple, lequel est remplacé par des paroles, y compris des paroles portant sur le temple : par exemple, au lieu de l'encens, on lit le récit de sa composition… Et cela nous mènerait loin, vers les rapports entre le nom et la chose, l'invocation et le réel)
Dans ce texte, il y a donc trois événements majeurs : le peuple apporte tous les éléments qu’il a faits ; le temple est érigé ; et une nuée divine remplit le tabernacle, au point que Moïse ne peut pas y entrer. Pourtant il faut bien qu'il y entre, que les prêtres y entrent, ainsi que le peuple ; il y a une sorte de lutte ou d’épreuve dans l'acte d'y entrer et d'affronter la présence qui s'y trouve, qui est rappelée dans le nom même du lieu, mishkane, comme on l’a vu.
Le miracle, ou l'étrange coïncidence répétée, c'est que lorsque la nuée se retire de dessus le tabernacle, les enfants d'Israël prenaient le départ ; et tant que la nuée ne se retirait pas, il ne décampaient pas ; jusqu'à ce qu'elle se retire. Autrement dit, tant qu'ils sont là, tant qu'ils en sont là (ou ils en sont), la nuée enveloppe le petit temple ; et elle se lève pour indiquer qu'il faut partir ; ou encore : on peut partir, on le doit, quand la nuée se lève. Voilà qui scande les arrêts et les départs dans les chemins de la vie.
Mais la nuit, un feu est dans ce lieu ; ou ce lieu est enflammé ; un feu qui évoque le buisson ardent ; ou le « feu dévorant » (ésh okhélét), forme sous laquelle l’être apparaît ; mais ici la lumière est apaisée ; une pure attente d'éternité. À moins que ce ne soit tout simplement le feu du chandelier, qui symbolise la chose, notamment cette présence incandescente ; et curieusement, ce symbole dure plus longtemps que ce qu’il symbolise.
[1] Voir là-dessus Lectures bibliques.
27 février 2014 | Lien permanent | Commentaires (0)
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