Pendant que le peuple se remet de ses émotions liées au don des Dix paroles, en pleine éruption volcanique, Moïse continue à se faire dicter là-haut par l'être une série de lois, dont on a vu une partie (dans Michpatim), qui se poursuit ici par des indications précises en vue de construire un tabernacle, un petit temple portatif, très pensé et articulé pour qu'il puisse donner lieu à des rencontres, des rendez-vous avec le divin. Non que celui-ci soit « contenu » dans le temple: Salomon le dira bien quand il inaugurera le sien, des siècles plus tard, à Jérusalem : le temple est un relais des appels vers l’être divin; autrement dit, YHVH fait habiter son Nom dans ce lieu ; ce n'est pas lui comme tel qui l'habite. D'ailleurs, on lit (25, 8): ils me feront un sanctuaire et j'habiterai au milieu d'eux; le verbe habiter (sh k n) n'a pas la même racine que sanctuaire (q d sh). La façon dont l’être habite parmi les étants ou au milieu d’eux, on ne la connaît pas, on n'en sait quelque chose qu’après-coup. (Il peut même habiter là de façon hostile.) En revanche, le sanctuaire symbolisera le Nom de l’être, c'est-à-dire toutes les façons possibles de l'appeler, de faire appel au divin, d'y avoir recours ; notamment pour soigner sa culpabilité, c'est-à-dire pour alléger son stock de fautes et de manquements au moyen de sacrifices consentis, par différence avec les sacrifices subis.
Cette idée de faire des sacrifices pour ne pas être sacrifié, de conjurer le mal pour ne pas y être pris, est une idée-force du Texte, une parmi de d'autres. (Car les sacrifices servent aussi à faire vivre ceux qui entretiennent le temple.) Ici, il y aura un premier sacrifice sous forme de dons, pour non pas l'entretenir mais déjà pour le bâtir. Il y a donc un appel aux dons ; c’est un sens du mot térouma: prélèvement, contribution « de tout homme que son cœur portera à donner ». La racine de cet être porté à donner, c'est ce qui définit la générosité (n d v). C'est donc à une qualité qu’on fait appel, plutôt qu’à une quantité ; à un rapport à l’être plutôt qu’un rapport à l’avoir. On dirait que le texte se méfie de ceux qui donneraient sans que ça vienne du cœur ; et qu’il fait même une place à ceux qui n’ont pas le désir de donner, ou à ceux qui ne peuvent pas ; comme s’il redoutait d'avance les donateurs par calcul. (Le texte sait bien qu’on peut donner par calcul, pour placer son argent là où, à coup sûr, il vous donnera du pouvoir sur la communauté, sur les décideurs ; ne serait-ce que le pouvoir de parler, de paraître, d'avoir son nom inscrit.) C’est pourquoi le texte parle du « cœur », il fait appel à l'amour du don, qui peut bien sûr se révéler être un don d'amour : il s’agit de donner par amour. (Certains ont même cru définir l'amour par le rapport au don : aimer, c’est donner ce qu'on n'a pas, disait Lacan ; c'est discutable, car en aimant on donne quelque chose, on donne l'amour ; il est vrai que l'amour, même si on l’a, on le donne symboliquement comme une part d'être, et l’être n'est pas un avoir.) Donner par amour de l’être, c’est donner parce qu'on est reconnaissant, par reconnaissance du fait d'être porté et débordé par l’être, dans un sens bénéfique ou éprouvant.
À ceux qui dans ce cas ne peuvent pas donner, il faudrait pouvoir dire : donne, et tu auras ; et il te sera donné.
En tout cas, la différence est grande entre aimer parce qu'on donne et donner parce qu'on aime. C'est ce dernier cas de figure qui est clairement sollicité. Il s'agit ici d'une parole originaire, essentielle et métaphorique sur le don. On sait bien que dans le monde qui est le nôtre, s'agissant de bâtir un projet, tous les dons se confondent pour grossir le chiffre ; ils sont tous unifiés par le projet ; les différences apparaissent par la suite, entre qualité et quantité, entre l’être et l’avoir.
Ce qui frappe dans la construction du tabernacle, c’est que les principaux objets (l'arche, le propitiatoire qui est au-dessus, et la table) sont enveloppés d'or pur, le chandelier, lui, est en or pur massif. L’or doit envelopper un objet qui inscrit un rapport à l’être, ou qui porte la flamme de l’être. (À l'opposé absolu, c'est le Veau d’or qui se prépare.)
La portée symbolique de chaque objet est évidente, comme celle de leur combinatoire : espace d'appel, d'invocation, d'expiation, d'écoute, de pardon, etc.
L'arche doit contenir du texte qui témoigne ; le propitiatoire doit rappeler qu'au-dessus de cet engagement, il y a les manques, les trahisons, et le pardon nécessaire (racine de kaporét : kapér, expier, recouvrir). Et c’est de ce niveau-là, celui de l'expiation et du pardon, que doit se dire la parole de YHVH à Moïse. Ce niveau est surmonté de deux chérubins ( kéroubim) d’or qui doivent être faits d'un seul tenant. Étrange mot, kéroubim, qui littéralement signifie: comme pluriels (ké-rabim). Chacun a deux ailes, mais les deux sont une unité ; et c’est dans l'entre-deux que doit passer la parole divine ; entre le « deux » qui est d'un seul tenant. C'est ce passage qui, en quelque sorte, les « excuse » d'être en or pur massif.
Il y a donc l'arche contenant le texte, le lieu de passage de la parole, le chandelier à sept branche avec sa flamme de toujours, rappel sans doute de la lumière initiale, propre à la Création, et la table avec le pain de toujours (tamid). Puis c'est le tabernacle proprement dit (michkane), l'habitacle de la présence, avec ses tentures, ses colonnes, ses nœuds, ses tenons, ses jointures, ses planches recouvertes - certaines d’or d'autres d'argent, etc. Enfin, l'objet majeur, l'autel des sacrifices, fait en airain, puis le parvis du temple, ou plutôt de ce qui s'appelle la Tente du rendez-vous.
Le maître mot qui est à la racine de Michkane (tabernacle) et de la présence (Shékhinah) c'est le mot shakhén qui veut dire habiter ; il signifie aussi : « voisin » ; et cela pose question importante : comment avoisinez-vous le divin ? de quoi est fait votre voisinage avec ? comment fréquentez-vous le divin ? Le mot shakhén contient le mot khén qui signifie : oui. À la racine de tout cela, il y a donc l'affirmation pure d’un rapport à l’être ; le Nom de l’être, c'est-à-dire son potentiel d'appel, dans les deux sens (appel et rappel, venant de l’être ou venant des étants humains), ce Nom est supposé habiter là (shokhén). Potentiellement, le divin s'est déjà lettres avec l’humain, mais il s'agit de l'inscrire, de le reconnaître, en travaillant à la fois le lien et la séparation.
Toute la densité de ces objets, qui seront fabriqués de main d'artiste, c'est-à-dire de quelqu'un qui pense avec ses mains, toutes cette matérialité vise à inscrire cette supposition : il y a là un lieu d'appel de l’être. Cela symbolise une fonction universelle, celle de l'appel d'être, c'est-à-dire de l'événement d'être qui nous arrive ou non ; et s'il n'arrive pas, c'est que notre façon d'être ne supporte aucune secousse ni rupture ; elle reste identique à elle-même, et ne s'implique pas vraiment dans l’enjeu d'exister.
Du même coup, toute cette matérialité qui semble bizarrement technique, vise à inscrire l’exigence de faire. C’était déjà annoncé (dans Michpatim) dans cette réponse des Hébreux à Moïse: « toutes les choses (les paroles) que YHVH a dites, nous les ferons » ; ce qui fut complété peu après par : « nous ferons et nous entendrons » ; c’est que l’acte ou la passion de faire peut empêcher l’écoute ou la rendre inutile : on fait ce qu’il y a à faire, point. Or il y a beaucoup à entendre car il y a beaucoup de non-dit et d’indicible.
L'enjeu de ce petit temple originel et portatif est parfaitement actuel : c'est l'exigence de produire un rapport à la création, des ouvertures sur l’être qui soient palpables.
La loi inscrite dans l'Arche a une fonction de témoin et de transmetteur. La table avec les douze pains, un pour chaque tribu, (chacun à deux faces, l'une vers soi et l'une vers l'autre, renouvelé chaque semaine), inscrit la nourriture disponible. La lumière du chandelier marque la lumière autre, l'autre lumière que celle de la banalité visible. L'autel des sacrifices c’est la grande machine expiatoire où le feu consume tout ou partie des animaux, sur lesquels on impose les mains pour transférer sur eux la faute à brûler, la blessure à cautériser. L'autel est un opérateur, il opère le transfert des manques et des manquements pour libérer le rapport à l’être ; pour faire en sorte que ce rapport ne se bloque pas sur un manque indépassable.
L'enjeu du sanctuaire, c'est de faire exister un lieu où le désir d'être puisse se libérer de ce qui l'empêche de vivre et qu'on appelle le péché, le manquement, etc. Le sacrifice comme approche de l’être vise à dévier les pulsions destructives, conscientes et inconscientes.
Toutes tâches qui ont leur sens aujourd'hui, et sont clairement prises en charge par des lieux et des actes symboliques nullement réduits à l'intériorité (Dieu est en moi et je m'explique avec lui…) Au contraire, ces tâches impliquent des actes et relève d’un faire, d’un savoir-faire, avec des espaces précis, des tiers, des relations passionnelles et violentes, où l'animalité humaine n'a plus besoin d'animaux pour exprimer son besoin de se transférer
Il est dommage que certains n'aient retenu du Temple que les marchands. Certes, avec toutes ces bêtes, ces fumées, ce sang et cette cohue, la sainteté devait avoir un certain mal à frayer sa voie séparée ; mais déjà depuis longtemps les prophètes avaient hurlé : la parole de nos lèvres payera les taureaux (des sacrifices). Mais les paroles aussi peuvent se réduire à un « faire » : faire la lecture du texte rituel, faire le commentaire standard (les sources traditionnelles étant assez riche pour le varier dans sa mêmeté) ; et s’empêcher d’entendre autre chose, une parole autre, fût-elle de silence ténu ; qui peut- être inviterait à faire autrement.
Bref, la lutte entre les pulsions conservatrices (gentiment mortifiées) et les pulsions créatrices ( qui réveillent l’idée de risque), cette lutte est infinie comme celle qu’il y a entre pulsion de mort et pulsion de vie, dont l’intrication nous fait vivre.
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