Quoi de plus singulier que cette coutume, certes millénaire, de manger du pain azyme pendant sept jours et de faire deux soirées pour raconter que nos ancêtres hébreux (et non gaulois) sont sortis d'Égypte où ils étaient esclaves ? et pour, comme eux, manger de l'agneau, eux qui en ont sacrifié un pour être sauvés. On mange aussi des herbes amères (en fait, de la bonne salade romaine) pour se rappeler leur amertume, etc. Tout cela en lisant, deux soirs de suite, un texte qui raconte, non pas cette sortie (fort bien narrée dans la Bible), mais comment des rabbins d'autrefois discutaient de cette sortie.
(Le christianisme aussi fête la Pâque, pour commémorer la mort de Jésus et sa résurrection ; et comme Jésus est supposé s'être sacrifié pour sauver tous les hommes de leurs péchés, et que sa résurrection est la preuve de son caractère divin, cela sonne plus universel, du moins pour ceux qui y croient, et qui par cette croyance sont « sauvés »)
Les juifs qui célèbrent la Pâque (Pessah), pensent moins à leurs ancêtres sortis d'Égypte, qu’à la manière dont cette sortie marque l'origine de leur peuple, son point de départ, réel ou mythique (sans doute les deux). Des gestes sont faits pour se la rappeler, à croire que ses composantes sont toujours actuelles : de quelle servitude êtes-vous sortis cette année ? oui, celle qui vient de s'écouler depuis la Paque précédente. C’est que l'origine se décline dans sa transmission, d'une année sur l'autre, depuis des millénaires, à même l’existence de ce peuple.
Déjà cette leçon de globale n'est pas mince : c'est en sortant de l'esclavage qu'il s'est constitué comme peuple, libre et conquérant ; tout comme il y a moins d'un siècle, c'est en s'arrachant à la haine et à l'extermination qu'il s'est constitué un État souverain. Bien sûr, les risques d'esclavage et d'extermination sont toujours là, et le désir d'y échapper aussi, désir rappelé d'une année sur l'autre.
En somme, le vrai miracle de la Pâque, c'est sa transmission sous forme de récit, de questionnement, de gestes physiques qui rappellent des points d'ancrage, moins dans le temps chronologique que dans la trame de l'existence.
Donc, un peuple célèbre sa sortie de l'esclavage, et il est le "premier" à le faire. Il n'est pas dit que tous les peuples soient sortis de l'esclavage, il est probable qu'ils y sont tous, y compris le peuple juif, sous une forme ou une autre. On célèbre cette sortie « initiale » pour stimuler des sorties plus actuelles.
Et la métaphore mise en jeu est assez vaste et complexe ; elle évoque le sacrifice nécessaire pour sauver les premiers nés, donc pour se sauver en tant qu’on est soi-même un « premier né » ; c'est le cas, puisque chacun est unique.
Elle fait aussi émerger plusieurs idées :
1) L’esclavage de ce que-l’on-est exige qu’on se libère; ou du moins qu’on y pense ; ce qui implique un premier pas, souvent ardu; en attendant, on célèbre l'idée de "sortie" (celle de l'Egypte sert de pré-texte) ; le « texte » c'est (d’inscrire l’acte) de sortir un peu de ce qu'on est, à quoi l’on est très clairement asservi.
2) On se réjouit d'échapper à l'effacement que comportent ces deux épreuves : la servitude, même inconsciente en grande partie ; et la rupture du lien, c'est-à-dire l'absence de loi et de transmission.
3) On assume le mélange de misère et d'opulence (pain pauvre et agneau) avec des "herbes amères" qui peuvent rappeler à chacun l'amertume de ce-qu'il-est; le tout sous le signe d'un autre mélange, plus détonnant: la liberté et la loi.
Le sacrifice pour racheter le fait qu'on est « ainé » (qu’on était né), qu’on est sous le signe du commencement, est une idée assez claire : le sujet qui « commence » à vivre quelque chose, est exposé ; en tant que premier, à vivre cette part de sa vie; il lui faut "racheter" le risque ou même la perte en la déplaçant sur autre chose, par exemple sur l'animal. Que le premier soit en danger, chacun le sait; « le premier qui dit la vérité risque d'être exécuté », dit le poète. Ajoutons que ce peuple, qui se pose comme aîné, de par son acte fondateur, est exposé lui aussi; l'histoire ne l’a pas démenti. L’effet premier crée pour tout un chacun l’angoisse du commencement, voire de la création. (Cette angoisse a dû poser problème à beaucoup de gens frustes, qui n’ont pas eu de quoi la symboliser : ainsi, dans l’Europe chrétienne, jusqu'au XXème siècle, on a accusé les Juifs de faire ce sacrifice de la Pâque sur les enfants chrétiens ; variante de l’accusation : ils ont sacrifié Jésus ; or ils ont sacrifié l’agneau ; mais on nomma Jésus « agneau mystique » pour maintenir l'accusation ; c'est tout récemment qu'on commence à admettre que ce sont les Romains qui ont tué Jésus)
La Pâque est une pantomime parlante qui a beau être "particulière", elle mobilise des repères communs à tous : servitude, liberté, loi, transfert du sacrifice le plus risqué, celui de l’humain. La Pâque est bien sûr liée à la scène Abraham-Isaac, où l'angoisse et la mort se dissipent au dernier moment, après qu’on les a subies. Par toutes ces pointes de l’existence, l’être humain rejoint l’être juif qui s’est chargé de les porter, ou de les symboliser ; il s'en est chargé, non pas pour « faire du bien » aux autres, mais pour soutenir son existence ; en quoi elle est singulièrement universelle. Elle va droit vers l'universel amour de la liberté, sans impliquer de croyance particulière, sinon la simple confiance dans l'infinie richesse de l’être et de la vie.
Certes, tous ces thèmes ne passent pas consciemment. Beaucoup font la Paque pour mémoire, pour "garder la tradition". Mais cette Passover passe à travers eux, et lance aux jeunes générations ses questions béantes, et sa charge symbolique.
Le "miracle" est un signe, un point de grâce, mais son récit qui se transmet, devient lui-même un miracle qui enrichit les signes de grâce, les points d'amour disponibles. Chaque année ceux qui évoquent la Pâque évoquent les précédentes, remontent le temps comme ils peuvent, jusqu'au premier récit, et non au premier acte, dont on ne garde que l'idée de départ, et l'appel à en faire une histoire, une "sortie". Faire (le récit de) la Pâque tient lieu de Sortie.
Ce qu'il y a à invoquer n'est qu'une invocation, un rappel de quelque chose dont il ne reste que cet appel, offert à ceux qui peuvent l'entendre. On convoque des intensités d'appels, des "souffles" qui" parcourent le monde", dont le jeu même est inconscient, et l’on se passe le désir que ce jeu soit favorable.
Ceux qui disent que cette Sortie n'a pas eu lieu "en réalité", sont aussi naïfs que ceux qui disent, à propos du Serpent qui a séduit Eve: " A-t-on vu un serpent parler?" Or ce serpent de la jalousie continue toujours de parler, en pleine réalité. Et la sortie, si on en parle, reste parlante pour quiconque a du mal à « sortir », à faire le pas, à marquer le saut de l'esclavage à l'être-libre; l'esclavage de ce-que-l'on-est, quoi que l'on soit. (Signifiant du saut: pessah, la Paque.)
On pose que ce-qui-est doit s'ouvrir sur l’être qui le porte et le dépasse.
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