Ce que j'expliquais sous ce titre il y a 25 ans (voir « L'effet Le Pen », daté de 1989, dans Événements I, la série de mes petits textes sur la Psychopathologie du quotidien, parus au Seuil, Collection Points), et ce que j'ai rappelé de temps à autre, c'est que les formateurs l'opinion n’ont pas seulement diabolisé Le Pen, ils en ont fait, dès le début, un outil de censure et de répression de la parole, celle des autres bien sûr. En brandissant ce prétendu symbole de la contre-vérité, ou de la vérité négative, ils font comme si leur discours là-dessus était aussi vrai que le sien était faux.
Ce n'était pas une mauvaise idée pour imposer le silence à quiconque évoque un problème qui ferait la moindre résonance avec le Parti de Le Pen. (Simple « détail » : interdit de parler d’actes antijuifs commis par des musulmans, ce serait stigmatiser l’immigration, comme Le Pen.) Tout cela a formaté un consensus mou de façade qu’on fait passer pour le comble de l’évidence, laissant croire à une complicité tacite, une union implicite de tous les autres sauf Le Pen.
Les pouvoirs arbitraires, quelle que soit leur inspiration, apprécient hautement ces afflux de vérité consensuelle qu'ils s'octroient. Ils oublient que, pour le quidam qui réfléchit et se questionne, cet abus, vécu comme une censure qui devient vite autocensure, est très frustrant. Il y a donc un retour de bâton, un prix à payer pour cet usage trop facile de l'objet Le Pen en vue de contrôler la parole, et de dénoncer tout ce qu’on ne veut pas entendre. Les victimes de ce mécanisme, elles, ont payé : si ce qu'elles disent et qui déplait peut passer pour « faire le jeu de l'extrême droite », leur place est fragilisée, leur image précarisée, elles sont médiatiquement effacées, des collègues au bureau les suspectent, et en fait leur en veulent de dire ce qu’eux-mêmes n'osent pas dire. Cette fois, avec ce vote européen, les électeurs font payer les censeurs, ils leur enfoncent dans la gorge le même bâillon qui servait à les faire taire, une masse compacte de voix « Le Pen ».
Ce phénomène phobique qui impose l’autocensure s'est observé dans d’autres cas, par exemple, à propos du « mariage pour tous » : beaucoup furent traités comme homophobes, juste parce qu'ils ne voulaient pas qu'on change le sens du mot époux, mari et femme, plus tard père et mère. Beaucoup se sont tus par peur d’être ainsi pointés. Comme, en outre, certains d'entre eux avaient peur de l’homosexualité, la leur, pas celle des autres, l'accusation était perverse, et elle fut très efficace pour faire taire les objecteurs.
Le même phénomène phobique s'observe à propos de l'islam : toute remarque critique sur ses fondamentaux vous vaut le titre d'islamophobe. Cette phobie bien « travaillée » a pour effet, d’une part d'enfoncer les musulmans dans leur cadre identitaire dont certains tentent de sortir pour respirer (ce n'est pas rien, qu'une identité soit privée de toute critique de la part des autres), d’autre part de faire taire les autres ; et comme ils n'en pensent pas moins, le résultat est une frustration voire une colère accrue.
C'est la même logique dans ces cas et dans d'autres ; elle sert l'intérêt immédiat de ceux qui tiennent la parole publique et qui croient formater l'opinion, la bonne opinion, celle qu’ils ont d’eux-mêmes. Comme il est difficile de contrecarrer leur pouvoir, cela pousse beaucoup de gens vers l’indifférence ou la position extrémiste. Il était facile de prévoir que les abstentionnistes et le Front National seraient les principaux partis.
Devant ce résultat, le discours des responsables politiques en place ne change pas : l'électorat est malheureux, il n'a pas compris, on va travailler plus pour mieux lui faire comprendre ; (l’idée qu’il a compris et qu’il est contre échappe à leur entendement) ; et chacun de rappeler son programme général. Au moins ne peuvent-ils pas dire aux électeurs : vous faites le jeu du Front National ; le jeu est fait. Bien sûr, il mène à l'impasse ; mais elle profite encore à ceux qui sont au pouvoir, tant qu'ils peuvent le garder.
Commentaires