Quand tu feras monter ; c'est le sens du titre ; quand tu feras monter les flammes du chandelier, c'est vers la face du chandelier qu'elles doivent projeter la lumière. C'est ce qui est dit à Aaron par la bouche de Moïse. Cela signifie que l'objet éclairant, symbole de lumière, qu'est le chandelier à sept branches, doit lui-même être éclairé par la lumière qu'il donne. Il y a donc une division de la lumière, celle qu’envoie l'objet et celle qui l'éclaire en retour. La lumière de l’être doit être reçue et restituée. (Déjà dans le récit de la création, quand la lumière surgit, elle éclaire ce qui est, mais elle éclaire aussi les ténèbres qui la précèdent, avant de se décliner par la suite en luminaires célestes.)
Retenons simplement que la lumière étant symbole de la parole de l’être, on distingue l'acte où elle se donne et l'acte de la restituer ; l'acte de rendre lumineux l'objet porteur de lumière ; l'acte d'éclairer un texte par exemple. L’être nous parle, et il importe de lui parler en retour ; y compris en interprétant ses paroles.
La lumière qui nous éclaire doit aussi éclairer le rapport à l’être. Lorsqu’on fait du rapport à l’être quelque chose d’antropomorphe, qu’on y met un Dieu personnel, on se complaît à répéter que : Dieu n’a pas besoin de notre lumière. Mais du point de vue de l’être, c’est différent : le lieu de l’être a besoin d’être éclairé; à partir de la lumière qu’on y a prélevée. Révéler la lumière d’être, c’est révéler la parole de l’être par l’interprétation créative. Les Hébreux ici n’en sont pas là.
Isaïe le dira en quatre mots, en parlant du peuple sauvé de sa détresse : « Debout, illumine (fais-toi lumière, rayonne ta lumière), car ta lumière est venue ». Et l’on voit bien la dualité, le va-et-vient entre la lumière que l’on porte et celle qu’on reçoit; c’est cela que devait symboliser le chandelier du petit temple. La lumière de l’être est partagée; et il s’agit d’y prendre part, dans notre façon d’entretenir la flamme divine; de prendre part activement au fait qu’elle est sans fin, éternelle.
C’est peut-être cette division intrinsèque qui fait l’unité de ce texte : la lumière d’être est divisée; le pouvoir prophétique est divisible (entre Moïse et les 70 anciens, ne fût-ce qu'un instant) ; l’être divin est partagé entre son lien avec son peuple et sa fureur envers lui; l’instance prophétique majeure (Moise, Aaron, Myriam), est aussi partagée, en dissension. Le rituel de la Pâque peut aussi se partager, se déplacer d’un mois, pour les grands endeuillés ; le peuple enfin est partagé, entre la masse et les lévites, qui sont sa pointe avancée, la plus exposée au divin, pour assurer la permanence du lien. La satisfaction orale est aussi divisée : on a beau être satisfait de la manne, on en a marre à la longue, on veut de la viande, mais comment, en plein désert ?
Et pourtant, avec toutes ces divisions, ou grâce à elles parce qu'elles sont un signe de vie, le peuple se déplace, il voyage à travers le désert, suivant le fil le long duquel se bâtît son identité, avec ses forces et ses failles ; ses plénitudes et ses creux.
Donc, après le chandelier,on passe aux Lévites. Ils sont « pris » par Yahvé à la place des ainés hébreux; selon le rite du rachat qu’on a vu précédemment, où il y avait presque autant de Lévites que d’ainés, avec une petite différence qu’il a fallu compenser financièrement.
La fonction de ces rachats est de sauver les Lévites, donc les Hébreux, donc tout homme qui a rapport avec un commencement, qui se pose comme premier sur le chemin de sa vie : le sauver de l’emprise maternelle archaïque, du danger de revenir, du danger d’un retour qui risque de refermer la boucle et d’être totalisant, comme un retour à l’utérus, dont il s’agit précisément de le tirer par la force du symbolique. C’est là une façon de reconnaitre la jouissance maternelle archaïque et de tenter de la conjurer ; de faire en sorte aussi que l’approche du divin, lors des offrandes et sacrifices, ne soit pas trop dangereuse, car le divin inclut en lui cette pulsion archaïque meurtrière.
Suivent des indications sur les voyages, les déplacements des Hébreux, qui se déclenchent à la levée du nuage divin sur la Tente du rendez-vous; et quand le nuage se pose, fût-ce du jour au lendemain, tout le peuple s’arrête et campe. Et si le nuage s’installe longtemps, ils restent là longtemps. On peut sourire à l’idée que les déplacements de tout un peuple soient rythmés par un nuage qui se pose ou qui s’en va; mais c’est ainsi, et ce n’est pas plus mal si ladite nuée symbolise la présence de l’être divin. Le texte précise d’ailleurs : à la voix de Yahvé ils s’arrêtent, à sa voix ils décampent (9, 23). Ce n’est donc pas l’objet nuage qui importe, mais le fait qu’il ponctue la venue et le départ de la parole de l’être.
Puis Moise construit deux trompettes pour appeler la communauté et pour donner le signal des départs. Ces trompettes serviront aussi lors des batailles à ce que le peuple soit rappelé devant Yahvé, « vous serez alors soutenus devant vos ennemis » (10,9). On peut le comprendre si le son des trompettes symbolise la voix de l’Autre.
Et c’est l’épisode fatidique de la viande : le peuple se plaint de manger que de la manne, ce produit végétal nourrissant dont il commence à se lasser. C’est l’occasion pour lui de rappeler à quel point on mangeait bien en Égypte, à quel point il est ingrat et couteux de suivre la voie de YHVH ; d’où la fureur de l’être envers eux.
Devant cette fureur, Moise se plaint d’avoir à porter seul le fardeau qu’est ce peuple. Sur quoi YHVH lui demande de désigner 70 anciens pour qu’ils portent une part de sa charge. Ce qu’il fait; et voilà que par hasard deux des 70 sont restés dans le camp et se mettent à prophétiser. Façon de dire que prophétiser relève de la place qu’on occupe, ou plutôt de l’inscription qu’on a dans un rapport à l’être, plutôt que d’une inspiration personnelle. Prophétiser, porter la parole de l’être est une façon de croiser l’inspiration personnelle avec le souffle divin venu d’Ailleurs.
Épisode complexe ; Moise commence par s’étonner et même se lamenter : Ai-je des troupeaux pour donner de la viande à 600 000 personnes ? Et il lui est répondu : la main de YHVH serait-elle trop courte ? Au sens de : l’être serait-il en manque de moyens pour faire être ce qui doit l’être ? (Remarquons ici que le Coran mentionne cette phrase curieuse : les Juifs ont dit : La main de Dieu est courte ; et le texte arabe rectifie: non, elle n’est pas trop courte c’est eux qui sont des mécréants ! Or dans la Bible cette phrase est dite à Moise par YHVH. Et Moise n’avait pas dit : la main de YHVH est trop courte ou l’être divin est à court de moyens. C’est un exemples des calomnies sur les hébreux, très fréquentes dans le Coran, puisque les juifs n’ont pas rejoint le « sceau » des prophètes).
YHVH fait rabattre des cailles en grandes quantités par un vent puissant, le peuple en ramasse à profusion, et c’est quand ils se mettent à en manger qu’ils périssent en grand nombre. Le lieu a été appelé : les tombes de l’appétit.
C’est là un moment psychologique intéressant : YHVH leur accorde ce qu’ils demandent, et comme eux sombrent dans la satisfaction, il les frappe au moment même où ils s’enfoncent dans la jouissance béate de bouffer; sans se demander si cela fait sens de commander en plein désert un plat de viande pour 600 000, de défier le divin sans penser aux conséquences. En somme, YHVH leur donne satisfaction et leur donne les coups qu’ils méritent pour n’avoir pas vu un peu plus loin donc leur appétit.
Comme quoi le but n’est pas toujours d’obtenir satisfaction ou d’être satisfait : si on l’est dans des conditions de forçage, on le paye cher : on perd l’objet et on est mortifié.
Ensuite, c’est l'épisode où Myriam la soeur de Moise se livre à la médisance contre lui parce que sa femme est éthiopienne. Ce qui gêne Myriam, est-ce le fait que la femme de son frère soit éthiopienne, ou est-ce le fait que son frère ait une femme ? Après tout, si elle est éthiopienne, et si elle vit avec Moïse, on peut penser qu'elle est très introduite à la transmission.
À cette occasion, s’annonce déjà le thème : à nous aussi YHVH parle (pas seulement à Moise). Occasion pour le texte de rappeler l’unicité de Moise à qui YHVH parle « face à face ». Ici c’est : bouche à bouche, ce qui est plus clair : la bouche de Moïse transmet la parole de l’être, qui lui parle sans énigmes. C’est l’image même de YHVH qu’il contemple. Autrement dit, les paroles de la Torah sont l’image verbale de la présence de l’être.
Myriam en sera quitte après un accès de lèpre et après qu’Aaron intercède pour elle auprès de Moise en des termes assez beaux, qui sont repris dans le rite du Kippour : ne nous compte pas comme faute nos turpitudes et nos péchés. C’est la grande demande du pardon : n’inscris pas comme faute nos déficiences ; tolère que nous soyons déficients sans que cela vienne alimenter un mauvais compte nous concernant.
Puis on évoque les personnes impures, notamment par contact avec leurs morts ; elles ne peuvent pas fêter la Pâque, c'est-à-dire apporter le sacrifice pascal au temple. Il leur est donc permis de faire leur Pâque à eux le deuxième mois et non le premier mois de l’année. Cela veut dire que si l’on est en deuil, mortifié, incapable de fêter la libération et la sortie d’Égypte, il est possible de le faire un mois plus tard, le mois signalant la possibilité de se renouveler (hodésh). On n'a pas à se partager au même instant entre le deuil et la joie de la liberté ; on peut se partager en deux temps successifs, séparés par un mois.
Quant aux 70 qui sont nommés par Moise, ils ne sont pas là pour le remplacer ; même si cette assemblée des anciens annonce le relais plus tardif, après Josué (plutôt qu’après Moise). Ils sont là pour alléger le poids qu’il porte face à un peuple infantile, qui n’est que pure demande - de sécurité, de protection, de nourriture meilleure, etc. ; un peuple qui est encore loin de comprendre que sa nourriture, c’est la parole de l’être, l’interprétation du livre ; un peuple qui est trop dans la plainte. Et Moise ne supporte plus la plainte, ou la supporte de moins en moins. Déjà son beau-père Ytro lui avait conseillé de se faire relayer par différents niveaux de juges pour les affaires courantes, mais ici, ce qui lui est suggéré par YHVH c’est de prendre 70 anciens, de les présenter à YHVH qui retirera de Moise une part du souffle divin et le posera sur eux, pour qu’ils puissent porter le fardeau avec lui ; pour « que tu ne portes pas tout seul ».
De fait, les 70 sont inspirés, ils prophétisent une fois, pas deux; de quoi tout juste signifier que le souffle les a atteints, mais qu’ils ne restent pas inspirés.
Les 70 anciens interviennent déjà dans la parasha de mischpatim lorsque Moise renouvelle l’alliance (« voici le sang de l’alliance… ») à travers des sacrifices (Exode 24, 8) et qu’il monte avec 70 anciens, ainsi qu’Aaron, Nadav et Avihou ; tous contemplent le Dieu d’Israël (« quelque chose de semblable au brillant du saphir et de limpide comme la substance du ciel »). Le texte ajoutait : « Dieu n’a pas sévi contre ces élus des enfants d’Israël (atsilé) ». Ici, c’est le même verbe qui est utilisé « Je distinguerai, (je pointerai) dans le souffle qui est sur toi et je mettrai sur eux pour qu’ils portent avec toi le fardeau ». Il n’y a pas l’idée de succession, ou de transmission de pouvoir. Du reste, la Michna dit : « Moise a reçu la Torah du Sinaï et l’a transmise à Josué et Josué aux anciens et les anciens aux prophètes, et les prophètes aux gens de la grande assemblée (Sanhédrine). On ne passe pas directement de Moise à l’assemblée; l’étape Josué est essentielle. C’est lui qui sauve le peuple en conquérant pour lui la terre qui lui fut promise.
J'ai dit que c'est la division interne, reflet de la faille ontologique, qui structure ce texte. La parasha suivante poussera cette division à la limite, puisqu’au retour des espions, envoyer pour explorer la terre promise, il y aura ceux qui disent : nous pouvons y aller, et la grande masse qui pleure pour dire que c'est une impasse. Le peuple sera en proie à cette division chaotique, dont l'issue est qu'ils en prennent pour 40 ans d’errance dans le désert.
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