Cet épisode, j'y ai consacré un chapitre de mes Lectures bibliques, auquel je renvoie le lecteur. J'ajoute ici quelques remarques pour mieux éclairer le problème.
On a donc une révolte de Qorah et des siens, 250 hommes parmi l'élite du peuple ; ils se révoltent contre Moïse et Aaron pour contester leur pouvoir. « Pourquoi vous élevez-vous au-dessus du peuple ? » Ce n’est pas la guerre civile, c'est une âpre contestation du pouvoir en place, à partir d'une idée simple qu'on retrouve aujourd'hui dans la bouche de contestataires, sur le mode : qu'avez-vous de plus que nous ? Au nom de quoi restez-vous au pouvoir ?
L'argument de Qorah est plus subtil et pernicieux. Il ne dit pas : nous aussi nous sommes saints ; il ne dit pas nous sommes aussi saints que Moïse et Aaron, il dit : toute la communauté est sainte (koulam qédoshim). Or le mot est ambigu, il signifie à la fois sainte et consacrée. Et nul doute que le peuple hébreu comme tel soit consacré, c'est-à-dire globalement distingué par l'alliance qui le porte et le traverse, alliance que ses membres transmettent tant bien que mal, mais qui pose toujours la question : comment mettez-vous en acte ce privilège d'avoir reçu une parole divine et d'avoir à la transmettre, à travers vos générations et à travers les peuples parmi lesquels vous vous trouvez ? Les deux sens, saint et consacré se recoupent, car si l'on est consacré, c'est-à-dire marqué par une distinction séparatrice, on se doit de l'interpréter, de la mettre en pratique et d'approcher une sainteté qui est certes inatteignable, mais qui peut ponctuer l'existence par ses rappels récurrents. Du reste, dans toutes les communautés juives, lorsqu'un homme s'adresse à l'assemblée selon la tradition, il utilise l'expression : Qahal qadosh (assemblée sainte) ; c’est comme présence globale, sous le signe de la présence du Nom, qu'elle est dite sainte ; ce n'est pas par le mérite particulier de l'un ou l'autre de ses membres. C'est par son mérite à elle, son mérite d'exister, en tant que lieu où l’on invoque des Textes marqués de sainteté. Des textes, et parfois des paroles. Souvent, l'écart est abyssal entre les paroles qui sont dites par l'orateur, fût-il rabbin ou érudit, et la présence de la transmission symbolique qui a produit cette assemblée. Même quand ces paroles sont dans le « questionnement », terme très à la mode, elles peuvent parfois profaner la sainteté par leur manque d'intelligence, d'inspiration, d'ouverture. Ordinairement, elles servent à ce que l'orateur institué justifie sa place, celle qui lui donne le pouvoir de parler, d'être seul à pouvoir le faire. On observe même une complaisance un peu perverse de l'assemblée, composée de personnes plus averties que lui, et liées à la transmission, qui ne voient pas d'un mauvais œil cet enfermement mental ; qui le prennent même comme un signe de piété ; surtout quand ces paroles sur la Torah rayonnent bien plus la dévotion que la lumière de l’esprit.
De sorte que l'assemblée en question, pourtant sainte en principe, de par sa présence où s'invoque l'être divin, profane cette sainteté en supportant passivement cette médiocrité - ignare ou savante. Cette passivité, là comme ailleurs, prend sa source dans ce qu'on appelle les pulsions de mort, soit l'ensemble des forces psychiques qui visent surtout à tout conserver en l'état, présentant toute innovation comme scandaleuse ou dérangeante. Une assemblée en mal d’identité peut se mettre à la consommer sous des formes bornées plutôt que d’avoir à l’impliquer dans l’existence.
En tout cas, la bande de Qorah ne revendique pas pour elle la sainteté, elle revendique le pouvoir, en questionnant ce qui fonde le pouvoir de Moïse et Aaron. L'expression "au nom de quoi", si fréquente aujourd'hui, pointe bien le problème du rapport au Nom, elle n'est pas dite explicitement mais elle est contenue dans la question : pourquoi vous élevez-vous au-dessus du peuple ?
Or il faut être sacrément culotté pour lancer à Moïse : au nom de quoi tu nous diriges ? La réponse est si claire: au nom du fait que je vous ai portés jusqu'ici au nom de YHVH. Au nom de la transmission ancrée depuis l'Égypte dans l'effort libérateur puis dans le Sinaï avec le don de la loi, puis dans cette traversée du désert. Cela en fait une histoire. Donc la démarche de Qorah est perverse : elle veut rayer le passé et fonder un nouveau présent, un pur commencement, à partir de la « sainteté » du peuple qui elle-même est fondée sur ce passé, sur ce passage qui se poursuit depuis longtemps. Sous des airs très raisonnables, cette démarche est une impasse. D'ailleurs Moïse ne répond rien, il écoute et il tombe sur sa face.
Le geste de Qorah est pervers car il prétend mettre la main sur la transmission symbolique en se posant comme la nouvelle origine de cette transmission. Jusqu’ici, ils n'ont fait que la suivre, et voilà qu’ils veulent en être le commencement ; on pourrait donc leur retourner leurs propres questions : au nom de quoi ce serait vous, les chefs ?
On pourrait élargir ce cadre et imaginer un Qorah d'un autre genre, étranger à cette transmission, et qui voudrait prendre appui sur ce que Moïse a transmis, pour se poser comme nouveau commencement, récusant Moïse au nom du fait que « moi aussi » je suis « saint », sans rien apporter de nouveau, rien d’autre que l'annonce de ce nouveau commencement. Pour peu qu’il parvienne à entraîner assez de monde, il fonderait une superbe secte, qui n’aurait pour se distinguer que le refus des autres, de ceux qui la précèdent.
Mais revenons à ce Qorah et à sa bande. Moïse aurait pu ameuter contre eux la masse du peuple, comme l'aurait fait n'importe quel meneur religieux ; il ne le fait pas ; il ne dit pas un mot contre eux ; il ne les insulte pas. Il met à l'épreuve, je dirais presque en analyse leur démarche, jusqu'à ce qu'elle révèle sa vérité. Et elle révèle l'outrecuidance de ceux qui, grâce à ce qu'ils ont reçu, se retournent contre ceux qui leur a fait ce don.
En outre, certains parmi les révoltés, comme Datane et Abiram, articulent leur révolte sur la déprime du peuple après le rapport des espions ; ils disent : « Nous ne monterons pas », quand Moïse les fait appeler ; c’est la même expression que pour dire le refus de la terre promise ; le refus de s'engager dans l'objet de désir.
Et leur discours respire la mauvaise foi ; ils disent : « Tu ne nous as pas amené dans un pays de lait et de miel »; et c'est vrai, ils sont dans le désert; mais les explorateurs eux-mêmes avaient dit du pays qu'ils ont vu : c'est un pays qui ruisselle de lait et de miel. Moïse n'a jamais dit que ça coulait de désert, mais eux se prévalent de l'épreuve de réalité : « Est-ce que tu vas crever les yeux de tous ces gens-là ? » (pour qu'ils ne voient pas notre réalité?). Dans la pure logique de l’être, Moïse les prend au mot : vous voulez être les prêtres ? Prenez chacun d'un encensoir et venez demain vous présenter devant YHVH. (Il leur laisse une nuit de réflexion qui, semble-t-il, ne change rien à leur projet).
Et ce qui leur arrive est une sorte de métaphore réalisée (quoi de mieux ou de pire pour de grands réalistes ?): ils sont consumés comme s'ils étaient l'objet même du sacrifice qu'ils offraient. Eux qui confondent symbole et réalité sont consumés réellement comme des symboles d’une exigence totalement réaliste.
Aujourd'hui, quand des gens demandent « au nom de quoi ? », c'est qu'on veut leur imposer un nom qu’ils ne reconnaissent pas, ou qu'ils en sont réduits à des noms réalistes qui ne font que désigner. C'est ce que fait Qorah: au nom de quoi serais-tu notre chef puisque la sainteté dont tu pourrais te prévaloir recouvre tout le collectif?
En fait leur position est désespérée, car en poursuivant leur idée, on doit dire : au nom de quoi détacheraient-on un autre chef de cette masse « sainte »? C'est comme s'ils disaient : tu n'es pas légitime, et nous non plus. Avec cela, on ne va pas loin, on ne peut que se mortifier sur l'impossible distinction, donc sur l'absence de symbolique. Leur attitude est une autre façon de désespérer du symbolique et de sa transmission ; à peine différente de celle que les explorateurs ont induite dans le peuple.
Et là aussi, un fléau éclate, des milliers de personnes meurent. L'intercession d’Aaron qui se tient « entre les vivants et les morts » apaise le fléau ; le fait qu'il se tienne dans cet entre-deux prouve que c'est cet entre-deux, entre les morts et les vivants, qui devait être symbolisé.
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