1. Le titre signifie : envoie-toi des hommes. C'est Moïse qui se fait demander par YHVH d'envoyer des hommes explorer la terre de Canaan, sonder le rapport des forces, etc. avant la conquête. Moïse envoie des gens pour voir comment est le pays, et pour en savoir plus sur le projet de le conquérir. Il dit par trois fois : c'est quoi, cette terre ? Il s'agit de l'identifier, de la décrire ; en même temps, il pose plusieurs questions sur la difficulté de la conquête : le peuple y est-il fort ou faible, est-il nombreux ou non ? Et les villes, sont-elles fortifiées ou en pleine campagne ? Trois questions sur l'identité de la terre et trois qui touchent de près à la conquête.
De sorte que l'objet de désir qu’est cette terre se complique : il interpelle tout autant de plaisir que l’épreuve; le plaisir d'une bonne terre avec des fruits, du lait du miel, et la dureté de l'affrontement aux peuples qui s'y trouvent.
Moïse envoie donc douze hommes, un pour chaque tribu. Les noms de chacun sont de petits poèmes, mais là n'est pas l'essentiel. Ces gens vont donc explorer la terre et ils reviennent après quarante jours. Et ils viennent dire que la conquête sera difficile, voire impossible, que les habitants de ce pays sont très forts; bref, ils décrient la terre: "Le pays que nous avons parcouru pour l'explorer peut dévorer ses habitants; quant au peuple que nous y avons vu, ce sont des gens de haute taille... nous étions à nos yeux comme des sauterelles, et ainsi étions-nous à leurs yeux" (v. 13-32,33)
Et c'est l'éternelle plainte du peuple: pourquoi venir jusqu'ici pour mourir par l’épée? Nous étions si bien en Egypte...
C’est dire que les explorateurs, et le peuple qui les écoute décrient aussi l'acte libérateur, la Sortie d’Egypte, la confiance qui leur est faite d'être un peuple qui peut conquérir sa terre au nom de la Promesse transmise; la confiance dans l'être divin qui en principe leur sert d'appui.
Deux des douze envoyés objectent, Josué et Caleb, mais l'ensemble du peuple, ameuté par les médisants, s'apprête à lapider ces deux hommes. Il ne supporte pas de les entendre, car ce qu'ils disent est d'une simplicité…biblique : si YHVH a du désir pour nous, il nous fera venir dans ce pays et nous le donnera. En effet, pourquoi y aurait-il eu promesse, et libération, et traversée du désert si c'est pour se faire battre ?
Autrement dit, ceux qui n'ont pas confiance dans la promesse et dans sa transmission supposent un Dieu pervers : qui promet à son peuple, qui l'amène à pied d'œuvre, et qui au dernier moment le jette dans la gueule d'un ennemi dévorant. Ce n'est pas dit dans le texte, mais cette supposition est claire, c'est une vraie calomnie envers toute la transmission ; celle qui aboutit en ce point précis : voici l'Objet désiré, on part à sa conquête, car on est promis à réussir cette conquête.
La promesse est une parole qui s'inscrit au rythme des générations, et qui porte ceux qu'elle concerne, qui leur donne la force d'exister, de marcher vers l'Objet, même s'il semble inaccessible. Et qu'importe s'il l'est, puisque la marche, elle, est possible ? Et qu’elle donne de la vie ?
Or les médisants, commettent une faute plus profonde encore : ils s'en tiennent aux apparences, à ce qu'ils voient ; ils se réclament d'un réalisme lucide, et en fait, ils laissent entendre que si la conquête était possible, s'ils y arrivaient, ce serait grâce à leurs propres forces, puisqu'ils prétendent que c'est leur faiblesse qui les empêche d'aborder le projet. Cela aussi est une faute qui exprime un narcissisme étroit, lequel concorde assez avec l'optique perverse qu'on a vue, celle qui suppose un Dieu pervers et qui, de ce fait, démoralise tout le peuple.
S'ils veulent lapider les deux justes, qui s'en tiennent simplement à la Parole donnée, c'est qu'ils veulent déformer la réalité pour qu'elle soit conforme à ce qu'ils déplorent qu'elle est : lamentable.
2. Qu'est-ce qui peut expliquer un tel repli pervers, ou débile ? La fatigue, la peur devant l'Objet devenu accessible, soudain concret, à portée de main. Les douze ont ramené la fameuse grappe énorme qu'on porte à deux. Un fragment de l'Objet est venu jusqu'à eux, ils peuvent y goûter. Il y a sans doute-là un effet de sidération. La terre promise est là, sous leur nez, ils n'ont qu'à prendre tout leur élan, en toute confiance. C'est trop beau, trop simple, presque trop fou. Le repli phobique donne un abri solide : on ne peut pas, c'est trop dur, on renonce... et l'on se réfugie dans la nostalgie du passé, où l'on était si bien à être irresponsable. Car ici, les voilà soudain responsables de la terre promise, et c'est par leur élan sincère qu'ils peuvent en répondre.
On comprend l'explosion furieuse qui s'abat sur eux. Là encore, l'être a une flambée totalitaire comme après l’épisode du Veau d’Or : allez, qu'ils soient tous anéantis, et je ferai de toi (Moïse) un peuple plus grand et plus puissant qu’eux (14,12). Là aussi Moïse argumente : cela ferait trop plaisir aux autres peuples... Sous-entendu : l'acte par lequel ce peuple-ci fut distingué, cet acte serait piétiné, effacé devant les autres, qui ne veulent que cet effacement. Autre argument : avec tout ce que tu as fait pour ce peuple, tous les prodiges dont il a bénéficié, il serait ainsi lâché presque au dernier moment ?
Chaque fois que le peuple déchoit, Moïse tente d'ouvrir une voie dans la grâce de l'être. Et chaque fois, la grâce est obtenue, le pardon émerge, et il le faut bien pour que l’histoire se poursuive. Il y a ici des phrases très belles qui sont d'ailleurs reprises dans le rite du Kippour, lorsqu'il s'agit de se faire pardonner ses tendances idolâtres, tendances qui se ramènent au fond à la même flambée narcissique et mortifère qui vient de saisir le peuple à l'entrée de sa terre.
Et la sanction tombe, prévisible, parfaitement ajustée à la faute commise ; ils ont dit : que ne sommes-nous déjà morts dans le désert, plutôt que de périr par l'épée! Eh bien, ils sont condamnés à mourir dans le désert ; donc à errer pendant quarante ans, le temps d'une génération. Ce sont leurs enfants qui prendront la suite et feront la conquête.
3. On a ici en fait un épisode singulièrement universel dans le rapport à l'Objet de désir. Ce qui est montré, c'est que le renoncement et le repli ont un caractère narcissique et mortifié. Pour ne pas être entamé par une confiance dans le possible, une ouverture sur l'être, on se referme ; l'ouverture au possible est comblée par la nostalgie, la plainte sur les dures conditions de la vie, sur les autres qui sont trop forts…
Le renoncement à l'objet est une façon morbide de se l'approprier. Et ce que le destin répond à une telle attitude, c'est quelque chose comme, non pas : crève sur place, mais : te voilà mort sur place et tu ne le sais pas. Mais il répond aussi : trouve à engendrer en toi quelque chose d'autre qui prenne la suite.
Que cette terre soit Objet de désir, c'est dit et redit depuis longtemps. Mais c'est un objet de désir qui n'est pas comme les objets ordinaires que l'on cherche à avoir. L'approche de cet objet vous implique dans votre être, dans votre rapport à l'Être.
Si le peuple n'était que freiné, inhibé, effrayé à l'idée d'entrer dans cette terre, il ne ferait pas preuve d'autant de mauvaise foi, jusqu'à vouloir lapider les deux justes. Peut-être que ce qui le retient, ce n'est pas seulement la difficulté de la conquête, mais la peur de s'engager encore plus loin dans un réseau de lois toujours plus dense. Bref, la peur de la tyrannie religieuse. Et l'on comprendrait mieux l'épisode où ils surprennent un homme en train de ramasser du bois le jour du shabbat, et le lapident. Ce serait comme une surenchère mortifiante. Du même ordre que l'autre surenchère mortifiée où on se jette à la conquête de la terre, en groupes isolés, sans préparation ni maturité, et où bien sûr on se fait tuer. Il y aurait donc, dans l'épisode de l'homme qu'on lapide, un avant-goût du fanatisme qui guette, et qui sera exacerbé en même temps que l'idolâtrie, une fois que le peuple se sera installé dans sa terre. (Étymologiquement, un fanatique c'est un temple vivant ; c’est ce qui se passe quand on est à soi tout seul un temple ambulant.)
On comprend aussi l’appel final à se faire des franges qui rappellent les paroles divines ; façon d'entretenir avec elles une relation plus apaisée, la mémoire et le rappel, puisqu’on a tant de mal à entendre l’appel.
Le mot pour dire les coins du vêtement où s’accrochent les filaments qui rappellent la parole divine, ce mot désigne aussi les ailes ; les ailes de la présence est une expression qu’on retrouve dans la prière pour les morts, quand on veut les évoquer, en apaisant leur souvenir. Les franges, aux quatre coins du vêtement, doivent porter un cordon d'azur pour rappeler les mises en garde, les lois divines ; plus concrètement, pour rappeler l'humain à l’être qui le porte et le dépasse; pour rappeler d'autres dépassements possibles, autres que le vulgaire où l'on est dépassé par l'apparence, par ce qu'on voit ou convoite. Peut-être y a-t-il d'autres moyens de se rappeler à soi et à l’être? On peut les explorer à l'infini, car aucun n'est vraiment satisfaisant ; pas même ces franges, qui rappellent surtout qu'elles sont là… pour rappeler des signes qu'on ne voit plus, et au-delà desquels on ne se rappelle plus grand-chose. Bref, il n'y a pas de remède préventif de la chute, pas de remède définitif.
Quant à cette terre comme objet de désir, c’est une invention géniale. On ne connaît pas d'objet de désir qui implique à ce point le rapport à l’être en même temps que la jouissance physique, le désir d'être en paix chez soi, sous son figuier et sous sa vigne, etc. Il faut croire que cet objet paradoxal et complexe était vraiment ce qu'il fallait pour mener ce peuple par le bout du désir sur de longues générations, jusqu’à nos jours ; et pour scander chaque étape de sa fidélité, sa dignité, son rapport à la transcendance ; puisqu'il perd le pays à chaque chute, c'est-à-dire fréquemment, et qu’il le reconquiert, comme aujourd'hui, dans un réseau de rapports hautement complexes, qui interpellent toutes les nations.
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