Je suis à Tel-Aviv, car la conférence que je dois faire le 14 juillet à Jérusalem sur le thème d'un de mes livres : De l'identité à l'existence, était prévue depuis longtemps, les roquettes du Hamas m’empêcheraient-elles de tenir parole ? Je suis donc venu, et bien m'en a pris : il fait beau, et chaud (comme j'aime), la mer est bonne, il y a de temps à autre une sirène. Beaucoup, j'imagine, vont dans des abris, mais la plupart restent là où ils sont, c'est mon cas : je lève la tête, j'entends un ou deux "boum boum" assourdis, et je vois un petit nuage très haut, une sorte de pet blanchâtre dans le ciel bleu ; c'est fini. J'étais dans un pressing pour faire nettoyer mon chapeau (c'est rare à Paris, mais ici, pour peu qu'un travail soit bien payé, on le fait) ; l'homme du magasin me dit : il y a une alerte (je n'avais pas entendu, trop distrait ou absorbé). - Et alors? - On va l'abri. On y va, cela consistait à entrer dans l'immeuble par derrière, on s'y retrouve à cinq ou six, je dis bonjour en souriant, un ou deux répondent, les autres semblent tendus, et au bout d'une minute 30, on revient au magasin, et on reprend comme si de rien n'était. J'imagine que dans les villes plus proches de Gaza, cela doit se produire 30 ou 40 fois par jour, c'est très embêtant, mais ça n'empêche pas de vivre. C’est même angoissant pour des personnes fragiles, il y en a comme partout, et elles parlent de trauma ; pourquoi pas ? C'est d’autant plus vrai lorsqu'elles ont perdu quelqu'un lors d'attaques antérieures, il y a plus de deux ans ; mais aujourd'hui, pour l'instant, il y a dans tout le pays quelques blessés légers et un blessé grave. Je dis bien pour l'instant : la peur, quand il y en a, porte sur l'avenir, comme toujours ; sur l'inconnu ; pas sur le présent.
En revanche, le nombre de victimes à Gaza dépasse la centaine, et pourtant, ici, on parle des nombreuses précautions que prend l'armée pour viser là-bas des cibles. Et je n'ai vu personne qui ne soit sensible aux épreuves de la population là-bas. Mais la règle du jeu est claire : le Hamas place ses positions de tir en creusant sous des lieux très habités ; c'est l'éternelle prise d'otages des civils. Je me dis que ce qu'il impose aux habitants de Gaza est plus grave et plus lourd, sans commune mesure, que ce qu'il impose aux habitants d'Israël. Les gens de Gaza, eux, ne peuvent pas dire un mot, ils se feraient tuer comme traîtres, comme prenant le parti de l'ennemi. On a donc un million et demi d'habitants soumis à un groupe fanatique dirigé par des psychopathes dont on ne voit pas l'objectif, à supposer qu'ils le voient eux-mêmes. Que veulent-ils avec ces tirs sur des lieux habités ? Terroriser la population ? Ils en sont loin, ils arrivent tout juste à gêner, et cette gêne est contournée. Ce qui pourrait les calmer, les adoucir, les réconcilier avec la vie, ce serait qu'il y ait beaucoup de morts israéliens, mais ça, c'est difficile voire impossible à obtenir. Il faudrait désactiver les fameuses « coupoles d'acier » qu'Israël a mises en place, qui n'ont rien d'une coupole : c'est une fusée qui part dès que l’alerte est donnée et qui tire sur tous les projectiles qu'elle « voit ». Elle en rate quelques uns mais ça protège. Des chercheurs tenaces, des mathématiciens subtils ont travaillé pour produire cet objet intelligent qui affronte des objets aveugles, lancés vers des lieux habités, qui ratent presque toujours leur objectif. En revanche, les attaques sur Gaza n'atteignent pas toujours leur cible sont victimes collatérales ; nulle technique ne peut vaincre la logique de prise d'otages. Mais ces victimes, non seulement nul ne s'en réjouit, mais beaucoup ici les déplorent avec force.
Ce conflit oppose en fait deux logiques : les uns jouissent de vivre, de s’abriter, et d’échapper aux projectiles, les autres jouissent d’exposer les leurs, de les voir victimes car c’est leur seul drapeau valable. Quand on a pour seul faire-valoir le nombre de morts chez les siens et chez les autres, on est une entité morbide. Bien sûr, c'est une grande victoire d'atteindre Tel-Aviv, une victoire pour les engins, mais atteindre cette ville sans la toucher doit être encore plus frustrant.
Je demande souvent autour de moi : « Pourquoi ces tirs du Hamas? Qu'est-ce qu'ils veulent, d'après vous ? - Ils veulent montrer qu'ils sont forts. - Admettons-le, ils sont forts, et après ? -Ils veulent montrer qu'ils sont très forts. - Admettons-le aussi. – Eh bien, ça leur permet de tyranniser leur peuple. - C'est donc contre leur peuple qu'ils agissent, une fois de plus ? – Il faut croire… ». Mais leur peuple n'est pas près de les affronter. Ils l’humilient, mais ils lui donnent en échange des signes extérieurs de force, fût elle vaine.
Mahmoud Abbas, le chef de l'autorité palestinienne a demandé un cessez-le-feu sans condition de part et d'autre. Le Hamas le dénonce comme agent d'Israël. L’aspect lutte de pouvoir pour contrôler les masses arabes de la région - n'est donc pas négligeable.
J'ai l'intention de rester ici bien au chaud après ma conférence, encore quelques jours (il paraît qu’il fait mauvais à Paris). Je ne sais pas quelle idée on donne en France et en Europe à l'opinion, sur ce prétendu « champ de bataille ». J'ai eu l'écho de quelques personnes qui devaient venir et qui ont annulé leur voyage : il y a trop d'alerte, j’ai peur que nous ne soyons pas à l'aise…; et bien d'autres façons d'exprimer la peur; une peur compréhensible, même si la réalité proclame sur tous les tons que cette peur est sans objet. Pour certains, c'est justement la vraie peur, celle où s'exprime leur narcissisme à la fois fragile et tenace. C'est leur droit. Ici même, on entend des récits à la radio (j’aime ceux de la radio, les mots y ont tout leur poids), et beaucoup témoignent, ils disent qu'ils ont été angoissés, qu'ils ont entendu les sirènes, qu'ils ont couru vers les abris, et qu'heureusement l'explosion n'a fait ni dégâts ni victimes. C'est ce qu'on entend en boucle, mais les gens ont besoin de le dire, et c'est normal. Il y a grande fraternité, une solidarité, très ponctuelle. J'étais à vélo, j'aime parcourir le littoral de Tel Aviv d'un bout à l'autre par grand soleil, et j'ai vu de loin un cycliste tomber: quatre hommes ont couru vers lui, dont deux qui ont arrêté leur voiture. L’homme s'est relevé tout seul, ils sont repartis déçus : ils voulaient aider quelqu'un.
J'ai entendu le ministre des affaires étrangères d’ici, dire qu'il va bien falloir reprendre Gaza et tout nettoyer, car « aucun pays ne peut supporter »… etc., etc. Cette idée qu'il faut en finir une fois pour toutes, régler le problème pour de bon, quand elle s’implante dans certaines têtes « résolues », il est presque impossible de l'en arracher. C’est ainsi, il y a des gens qui n'ont pas le sens de l'infini, de l'insoluble qui s'attache à certains problèmes, lesquels sont faits pour être vécus et non pour être résolus. Il n'y a pas de solution définitive. Cela énerve au plus haut point le sens pratique de certains, israéliens ou non. Suite à une « Psychanalyse du conflit », publiée il y a dix ans, j'ai dit entre autres qu’il y aura souvent la paix, mais qu'une solution finale est exclue. Il faudrait pour cela que, face à l'islam, le peuple juif disparaisse ; or Hitler a fait l'impossible pour y arriver, en vain. C'est une des leçons à tirer de son aventure. Et l'islam, en retour, même si ses éléments éclairés acceptent et apprécient l'existence du peuple juif, produira toujours assez de fanatiques pour les faire taire et imposer le refus de toute souveraineté juive. Ces fanatiques ont beau savoir, par devers eux, que c'est en vain, cela leur donne une jouissance suffisante pour se maintenir.
Les Israéliens, eux, sont avant tout des pragmatiques, ils veulent travailler, faire des affaires, du business, des projets, des trouvailles technologiques, ils n'ont pas le temps ou la place dans leur tête pour nourrir de la haine. C'est coûteux et ça ne rapporte rien. Tous ces conflits les gênent plus qu'autre chose, sans entamer, et pour cause, leur désir d'exister, qui est increvable. Parfois, quand j'entends des témoignages du genre : on a 50 alertes par jour, ça dérange le travail, les études, les déplacements, et pourtant on tient bon, on a célébré hier un grand mariage, etc., ça me rappelle le Maroc où j'ai vécu : on était en paix, mais on pouvait être brimés ou insultés à tout moment, sans recours. La veille d'une fête, un envoyé du pouvoir pouvait débarquer et rançonner la communauté d'une somme énorme, qu'il fallait payer sur le champ, si on voulait passer la fête tranquillement. Les récits de mes parents étaient pleins de ces histoires. En tout cas, la fête avait lieu, et on se réjouissait, puisque c'était la fête. C'est une grande force de pouvoir allier dans sa vie, à tout instant, la détresse et la joie.
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