Supposons donc démontré que ceux qui combattent pour le peuple palestinien ont un tout autre projet que de lui donner un État ; et qu’ils prétextent de sa précarité maintenue pour avancer une stratégie plus large : islamiser toute la région, à un degré d’islamisme qui reste à déterminer, mais qui a priori serait assez radical. Surgit alors une question : la Cause palestinienne, serait-elle une de ces grandes Causes, comme le furent la révolution communiste, la libération du Tiers-monde, etc., qui drainent assez d'éléments justes pour cacher leur caractère globalement « faux » ? et qui revendiquaient surtout un transfert de pouvoir (des agents de la bourgeoisie à ceux du prolétariat, supposés meilleurs par essence ; ou des instances occidentales aux indigènes, très impatients de les imiter, etc.) ? L'idée qu'une Cause manquant d’ancrage réel, ou ne touchant pas l'essentiel, joue longtemps le rôle d’idéal auquel adhèrent des millions d'hommes, pour se révéler par la suite être un grand bluff, n'est pas absurde.
Encore faut-il comprendre ce que ces millions d’hommes y trouvent. Le monde musulman, y compris sa pointe avancée en Europe, y trouve clairement de quoi se rappeler et célébrer sa plénitude identitaire. En revanche, on aimerait savoir pourquoi les médias occidentaux lui emboîtent le pas là-dessus, et font croire que si on résout le problème israélo-palestinien (ils n'y voient pas un problème judéo-arabe, ou judéo-islamique), l’essentiel sera fait. Pourquoi (se) cachent-ils que la réalité est autre, que le djihadisme, dont se réclament le Hamas ou le Hezbollah, est en train de s'étaler dans la région, notamment en Syrie et en Irak, ainsi qu’en Afrique, au point que des États comme l'Arabie ou l'Égypte se sentent plus proches d'Israël qui frappe le Hamas, que de celui-ci qui proclame leur idéal « fondamental » ?
Une hypothèse serait que le monde occidental, du moins tel que ses médias le représentent, est comme forcé de s'aligner sur la posture qu'il suppose au monde islamique, pris d’un seul bloc. Si ces médias avaient dit, à propos de Gaza, que le Hamas empêchait les gens de fuir la zone des combats, qu'il piégeait leurs maisons pour exploser ceux qui revenaient et qui avaient quand même pu fuir, que ses combattants étaient vêtus en civils pour être comptés comme tels, que les hommes tués sont trois fois plus nombreux que les femmes, ce qui prouve qu’il y avait eu des précautions, etc. ; s'ils avaient dit cela, ils auraient paru prendre parti pour Israël, et ce n’est simplement pas jouable. D'abord parce qu'ils sont « islamophobes », au sens que l’on a vu, ensuite, parce qu’ils doivent afficher un désir d'entente : le vivre ensemble est plus tyrannique qu'on ne pense. L'Europe a plus affaire aux musulmans, y compris chez elle, qu'à un petit État hébreu logé au cœur du monde arabe.
Si telle est la position officielle, choisie ou imposée, on constate que les médias s'emploient bien à la servir et même à la devancer. Cela ne veut pas dire qu'elle est partagée par les peuples. Ceux-ci hésitent entre leur rejet des islamistes, voire de l'islam quand ils sont excédés, et la colère qu'on leur suggère contre Israël ; la plupart optent plutôt pour le rejet, car ils ont plus de problèmes avec l’islam qu’avec « les Juifs ». Mais cette posture officielle, qui ressemble à un choix stratégique, fait l'objet du discours courant, que les médias font courir comme un bruit de fond. Certes, il peut toujours courir, il ne changera pas la réalité, mais il est à lui seul une néo-réalité qui parfois cache tout le reste. Le reste étant que les contradictions sur le terrain sont vivaces, que le monde arabo-musulman se fissure, se déchire et se renouvelle à travers ses luttes internes, et que des surprises intéressantes peuvent en sortir. (Par exemple, Israël mène le même combat que certains États arabes, tout comme, de façon plus surprenante, les États-Unis mènent le même combat qu’Assad contre les djihadistes.) Le reste, c'est que le récit médiatique français, qui veut qu'Israël soit le problème, va apparaître de plus en plus comme décalé, là où l'idée du djihad prend de la force.
Cette idée peut toujours se donner comme cible la mort des Juifs, et l'Europe a peur d’en prendre conscience. Comme si cela lui rappelait son passé pas si lointain, elle a peur de se rendre compte de la haine radicale antijuive qui habite l'islamisme. Elle ne veut pas s’en rendre compte parce qu’elle a peur de savoir qu’il est fixé par cette haine. Et comme elle a peur de l’islam, elle redoute d’être vue par « lui » sachant cela ; tout comme certains ont peur de savoir quelque chose sur une sale affaire. C’est bien connu quand il s’agit de crime : surprendre des personnes qui en préparent, c’est être pris pour cible s’ils vous remarquent, car vous risquez de « parler » ; si vous « savez », même le silence ne vous sauve pas. Dans le cas de l’establishment européen, cette précaution – ce silence – est dérisoire, car la haine en question vise aussi « les chrétiens ». Des foules entières parmi eux sont en train de la payer, sans autre aide que de pure consolation (humanitaire).
En adoptant cette politique inspirée par la peur, l’Europe trahit aussi l’espoir de nombreux musulmans, les fameux « modérés », qui eux aussi sont dans la peur, la même, et qui attendent des lois démocratiques fermement appliquées, qu’elles les protègent de l’islamisme, y compris de celui qui les habite et dont elles peinent à se dégager. (Cela s’est vu lors de la loi sur le voile, bien qu’elle soit remise en question.) L’Europe s’expose aussi à de vrais camouflets : elle qui ramène le djihad palestinien à des termes politiques, se trouve en face d’autres djihads qui défient toute politique. Ce n’est pas pour autant qu’elle nuance son « narratif » sur Gaza, puisque, on l’a dit, pour la plupart de ses médias, face au Hamas, le gros problème c’est la dureté d’Israël.
En somme, l’Europe a peur, les musulmans modérés ont peur, et les islamistes de tous bords ne cherchent qu’à faire peur ; voilà « une affaire qui marche » ; plus sérieusement : une dynamique assez stable dont on voit mal ce qui pourrait l’enrayer. La clinique des phobies en témoigne chaque jour : quand des sujets sont pris – ou se replient – dans une posture phobique, c’est un dur travail que de les aider à en sortir ; la peur est un ciment parfait pour les narcisses déglingués.
Côté juif, c’est plus complexe, car la peur s’est toujours mêlée d’espoir, et elle s’écarte un peu devant le besoin atavique de survivre, l’urgence vitale d’exister. Déjà les Juifs en terre d'islam, ou plutôt dans les terres qui allaient devenir d’islam, ont connu d’emblée les éclats de cette haine, (bien qu'elle trouvât souvent des cadres pour la contenir) ; mais savaient-ils qu'ils en auraient pour 13 siècles d'arbitraire agressif ou condescendant, de tolérance aléatoire qui soudain se retourne et ramène à la surface la vindicte qu'elle refoule ? Non, cela les aurait déprimés. Or ils ont joué au mieux cette « scène » interminable et ambiguë, frôlant souvent l’abject, puisqu’on doit toujours supplier le maître d’intervenir auprès de lui-même, et le payer pour qu’il soit juste. Jusqu'au jour où, les conditions extérieures ayant changé, et influant fortement sur l'intérieur, des sorties furent possibles et nécessaires. Certes, ces Juifs se lamentaient aussi, ils priaient, ils espéraient, mais leur souci majeur était de vivre, d'exister au mieux. Aujourd'hui, où que ce soit, les Juifs ont bien plus de moyens et de recours. Et même si la sécurité en Israël n'est pas parfaite (pourquoi le serait-elle ? Où trouverait-on cette perfection ? Depuis le 11 septembre, même l'Amérique n'est pas un abri absolu), il reste que ce pays existe, qu'il a des capacités qui peuvent beaucoup limiter les attaques adverses, ou réduire leurs effets à très peu de chose, mais sans pouvoir les annuler.
C’est dire, en passant, que la lutte contre l'effacement, qui caractérise depuis toujours le peuple juif, s'accompagne plus que jamais d'une affirmation d'existence, d'une lutte pour inscrire et faire vivre cette existence comme déploiement d'une identité multiforme et ouverte, plutôt que comme célébration d'une identité définie. Cette lutte, qui devient de plus en plus positive, n'a pas besoin d'une paix totale, ou d'un ennemi qui abandonne une fois pour toutes sa haine fondatrice. L'existence de l'ennemi tel qu'il est fait partie des forces d'effacement que les Juifs ont toujours combattues ; depuis le Amaléq de la Bible (ce peuple qui a voulu raser la naissance même d’Israël) jusqu'à nos jours. Si l'on feuillette le deuxième Livre des rois, ceux d'Israël et de Juda, on les voit se battre contre toutes sortes d'ennemis, dont le roi de Syrie, ou le roi de Gaza c'est-à-dire le roi des Philistins, car ce qu'on appelait Philistie, et que les Romains ont appelé Palestine, c’était la région de Gaza ; on voit que c'étaient des guerres sans fin, car tous ces petits royaumes voulaient la fin d'Israël. Et celle-ci ne s'est produite que sous les coups des grands Empires qui balayèrent l'État hébreu, ne laissant vivre que sa transmission symbolique, de plus en plus intense. Aujourd'hui, il n'y a pas de grand empire qui menace Israël. Ce pourrait être l’Empire islamique si tous les pays musulmans ne faisaient qu'un, ce qui semble très improbable. Autrement dit, il restera toujours de l'agressivité ambiante, de quoi rappeler que l'existence d'Israël n’est pas acquise, qu'elle s'accomplit au quotidien et à long terme.
Cela dit, la crise des repères que va connaître Israël suite à la guerre de Gaza, est d’un grand intérêt. Les dirigeants valent ce qu'ils valent, et ne sont ni pires que d’autres ni meilleurs, mais le bon peuple leur fera payer la peine qu’il a, lui, à « changer de logiciel », en intégrant le fait qu'un Juif en Israël n'est pas plus en sécurité qu’en Diaspora ; qu’il n’a pas de protection absolue. Non que sa vie soit en danger (sauf s’il est un soldat en opération), mais son quotidien se ressent des attaques ennemies qui, si elles ne tuent presque pas, accomplissent le devoir religieux de faire peur aux Juifs, de les angoisser, d'évacuer sur eux sa propre impasse identitaire. Il n’y a pas d'autre choix que d'intégrer à une vie créative le geste intermittent de lever les bras pour éviter une pierre ou un coup, et comme les pierres d'aujourd'hui sont des roquettes, le geste est de courir à l'abri pour les éviter ; quitte à ruminer son mépris pour ceux dont l’idéal est de vous faire peur. L'armée d'Israël s'appelle armée de protection (ha-gana) ; et aujourd'hui, ce signifiant est passé vers les abris qui s'appellent espaces protégés (merhav mougane). La protection est d’autant plus essentielle qu'elle n'est pas absolue. Au fond, ce n'est pas si bien d'avoir en tête une armée « totalement efficace ». Les idées totales nuisent beaucoup à l'engagement toujours partiel des personnes. Celles-ci intègrent bien l'exigence de se protéger, mais cela ne les empêche pas d'être injustes quand elles reprochent aux dirigeants de n'avoir pas vaincu totalement, de n'avoir pas été « jusqu'au bout ».
Quant aux Juifs en Europe, ils sont souvent fixés par la peur de l'islamisme, au point de ne pas voir que ce qui est plus inquiétant, c'est le coinçage des dirigeants et des médias européens, surtout français ; c'est leur peur – réelle ou feinte – de l'islamisme, dont ils acceptent les exigences, à qui ils cèdent du terrain. Ce qu’on peut craindre, et qui pose un problème réel, c'est que la barrière de la loi, dans laquelle les Juifs ont toujours espéré, dont ils attendent qu’elle soit « juste » contre la violence, cette barrière risque de céder, du fait de ceux qui sont chargés de la tenir. Ils en ont assez de faire des efforts ; le fait qu’ils soient prêts à lâcher, presque volontairement, et qui est la genèse même de la lâcheté, se perçoit dans leur campagne qui culpabilise Israël et l’accuse comme le font les groupes terroristes, presque dans les mêmes termes. Alors que des États arabes se montrent plus compréhensifs, et qu’Israël peut déjà jouer un rôle dans telle de leurs coalitions, contre un djihad omniprésent.
Les Juifs ont donc des épreuves difficiles à vivre. Est-ce de supporter l’antisémitisme, et de s’en déprimer, (surtout quand on n’a rien « reçu » d’autre que la peur d’être anéanti) ? Est-ce de s’angoisser du narratif médiatique qui, se cachant derrière la morale (on ne tue pas des femmes et des enfants), donne l’impression que « tout le monde » est antijuif et qu’« on est seuls » ? Il n’y aurait là rien de nouveau, et ce peuple a traversé des millénaires sous ces mêmes accusations. Or il n’est nullement établi que « tout le monde » soit antijuif ou cautionne ce narratif. L’épreuve serait plutôt une occasion, voire un défi, de retrouver des impulsions existentielles fondamentales où c’est dans le rapport au possible (à l’infini des possibles), et non dans le regard des autres que l’on trouve des points d’amour auxquels se raccrocher. D’autant que lorsque les autres vous regardent d’un sale œil, c’est souvent leur saleté intérieure qu’ils regardent, c’est leur malaise narcissique qu’ils exhibent et tentent en vain de projeter ; et si l’on se croit visé, c’est qu’on se met beaucoup trop dans la droite ligne de leur regard, en oubliant de voir l’Ailleurs.
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