Ce texte contient beaucoup de commandements, des interdits et des demandes positives, dont certains ne sont pas appliqués. Par exemple, on ne tue pas un couple adultère ; et si l'on a un fils rebelle et pervers, ou ne l'emmène pas aux juges pour qu’ils le lapident ; et si en pleine campagne militaire un soldat a une pollution nocturne, on ne le met pas en dehors du camp jusqu'à ce qu'il se purifie, etc.
Cela pose une question plus vaste concernant les fameux « 613 commandements » dénombrés dans la Torah, dont beaucoup ne sont pas applicables, par exemple ceux qui concernent les prêtres et le Temple ; et dont bien d’autres ne sont pas appliqués. Pourquoi ? Est-ce parce que ces lois représentent l’ancrage du texte dans une époque et qu’on est dans une autre ? La réponse est faible, car elle pourrait invalider d’autres lois qui font sens et qu’on applique. En fait, ces lois sont des points limites voire des états-limites de l’existence, et dans la vie, on n’est pas toujours à la limite, à la dernière extrémité. Mais la limite fait sens et il importe de la marquer, d’y prendre appui, même si on n’y est pas. Exemple typique, le fils rebelle, retors, qui « n’entend pas la voix » de ses parents, qui est glouton et ivrogne. La loi le concernant marque un point limite de l’épreuve où des parents sont à bout, n’ont plus aucun espoir et, à la limite, ne peuvent que vouloir se débarrasser de ce fils. Alors ils le confient aux juges, aux Anciens ; ils abdiquent tout désir et tout projet le concernant. Peu importe si aujourd’hui on confie son fils borderline incontrôlable à une institution (voir le film canadien Mommy, où la mère, résolue à le garder, à « le gérer », finit quand même par le confier et le faire enfermer). La tradition dit qu’aucun juge n’a eu l’occasion de mettre à mort un tel fils. Mais le texte tient à ce que cette mort soit inscrite ; il veut marquer l’ultime recours, à charge pour les acteurs concernés de ne pas se retrouver dans l’ultime.
Cela veut dire aussi que lien de transmission parents-enfants n’est pas absolu, il peut connaître des limites, mais la transmission symbolique, elle, ne connait pas de limites, ou plutôt elle ne s'y arrête pas, elle y prend même un appui, et les limites, elle les transmet pour les renouveler, pour redonner leur chance à des rapports trop limités. C'est important de marquer que des parents sont limités, qu'ils butent sur de l'intraitable, sans être pour autant des parents indignes. Au contraire, puisqu’ils viennent partager leur limites avec d'autres.
De même, le texte de la Torah, en tant que parent des enfants d'Israël, peut révéler de l'impraticable, des points limites qui sont là comme témoins, et qu'il n'y a pas à appliquer tels quels. Beaucoup de fanatiques, dans diverses religions, préfèrent s'empoisonner la vie et surtout celle des autres, plutôt que de repenser le rapport aux points-limites.
Autre exemple de limite, la dernière demande que fait le texte : tu effaceras le souvenir de Amaléq. Cela ne peut pas se faire complètement, ni d’un seul coup, car Amaléq signifie toute force animée par la haine pour l’existence du peuple juif. De l’Amaléq, il y en a aujourd’hui en abondance ; cela ferait beaucoup de monde à effacer. Mais la demande les concernant inscrit plutôt l’état ultime, (qu’ils soient effacés) ; alors que concrètement, elle appelle à être toujours dans un combat contre cette force d’effacement, symbolisée par le premier Amaléq ; ce peuple qui a attaqué les Hébreux dès leur sortie d’Égypte, qui s’en est donc pris à la naissance des Juifs comme peuple ; puisque cette sortie signifie ladite naissance. Cette loi ne demande pas un acte final décisif, d'ailleurs impensable, mais un engagement dans une lutte pour effacer tout projet d’effacement du « juif » comme peuple. En termes très simples, il faut combattre la vindicte antijuive sans réduire à ce combat la destinée de ce peuple : il a aussi d'autres choses à faire; notamment à exister. Le combat contre l'effacement implique le combat pour l'inscription ; combattre ceux qui veulent vous effacer implique de lutter encore plus pour affirmer votre existence ; l'existence comme déploiement d'une identité ouverte et non comme simple célébration d'une identité définie.
À propos des 613 commandements, il est dommage que l’on maintienne ce chiffre sans aller y voir de plus près, comme si la masse « 613 » ne servait plus qu'à symboliser l'écrasement du quidam devant tant de demandes. Si l'on veut bien écarter cette posture complaisante, on verra que le nombre de commandements est assez réduit, de l'ordre d'une cinquantaine, qui sont autant de marquages-limites, dont chacun a sa valeur, qu'il n'y a pas à résumer en un seul appel comme « tu aimeras pour ton prochain comme toi-même », etc. Il y a une cinquantaine de demandes non réductibles les unes aux autres. (Et au terme de ce recueil, nous les aurons presque toutes commentées.)
Autre exemple : la demande faite en (23,16) de ne pas tromper l'esclave qui fuit et se réfugie chez toi, en le livrant à son maître ; que peut-elle signifier aujourd'hui ? On peut interpréter, et en déduire par exemple une pensée sur le respect des réfugiés, des vrais, ceux qui fuient un danger venant de l'autre, de leur « maître », et non un danger qu’eux-mêmes provoquent pour user d’un chantage moral, sans être nullement poursuivis. Ceux qui courent un danger et qui trouvent refuge sous ton aile, il ne faut pas les ramener aux dangers qu'ils ont fuis, sous prétexte de non-ingérence. S'ils ont rompu un lien d'assujettissement, n'essaie pas de le rétablir ; au contraire, tu dois être présent lorsque des liens totalitaires se brisent et cherchent d'autres issues, d'autres ouvertures. Tu ne dois pas instaurer ou prendre part à des liens tyranniques.
C'est dans le même esprit que cette loi qui tient en quatre mots : ne muselle pas le bœuf qui foule le grain. Là, ce serait l'efficacité qui imposerait sa tyrannie. Or cet être vivant est en train de faire un travail, d'y prendre part, tu ne dois pas le couper de la substance de ce travail sous prétexte d'agencement rationnel. De même, tu ne dois pas couper la parole à quelqu'un qui prend par à un colloque sous prétexte de bonne gestion de la parole, excluant ce qui pourrait sortir du cadre que toi-même tu imposes.
Bref, ne jouis pas d'enfermer l'autre dans un cadre, ou de le voir enfermé. D'où cette loi simple et magnifique : N'insulte pas un sourd. La métaphore est vaste : ne pas fustiger quelqu'un dans une langue qu'il ne comprend pas, ni même parler de lui dans un langage qui lui échappe. A fortiori, ne pas le prendre comme objet de ton langage gestionnaire ou efficace comptant sur le fait qu'il n'y entend rien. C'est toute la technologie des « relations humaines » et de leur gestion qui se trouve mise en cause.
De même, cette loi qui interdit de faire payer le père pour le fils et le fils pour le père, est aussi à interpréter. Elle ouvre une pensée sur le découplage du rapport père- fils, qui ne doit pas reposer sur la culpabilité de l’un pour l’autre, au regard de l’être ou des instances de loi.
Et cette autre loi (25,21) : quand deux hommes se battent, si la femme de l’un attrape l’autre par les couilles pour le vaincre, il faut lui couper les mains. On peut en faire quelque chose, même si de nos jours ladite femme tenterait plutôt, pour l'avoir, à l'attraper par le sexe, la séduction.
Et la loi sur le lévirat, qui ordonne au frère du mari défunt d'épouser la veuve, pour que le nom du mort se perpétue. Mais qu'en est-il du désir de la femme ? Si, par exemple, elle ne veut pas avoir le frère pour mari? Ce que dit cette loi, c’est que cette femme, de toute façon, a un problème avec la survie du nom, avec sa transmission, en tant que le nom est un lien avec le Nom infini de l’être. Elle doit affronter ce problème d'une façon ou d'une autre. C’est toujours le souci d'inscrire la transmission et d'y prendre place. Le texte exclut qu'elle barre cette question ou qu’elle l’oublie au profit de sa seule personne, de son simple narcissisme. Ce serait pour elle une façon de rejoindre l'onanisme, la position d’Onane, ce fils de Judah qui préférait éjaculer sur le sol plutôt que de faire un enfant à la femme de son frère mort ; et de prolonger une transmission qui ne serait pas en son nom. On voit, là encore, que la posture narcissique est à l'exact opposé de la transmission, où l'on accepte que des choses essentielles nous échappent parce qu'elles seront reprises par d'autres.
Autre loi intéressante : ne porte pas des habits où sont tissés ensembles le lin et la laine. Le lin est une espèce végétale, la laine, une espèce animale ; ne t’habille pas avec un tissu où sont tressées ces deux espèces trop différentes (aussi différentes que Caïn le cultivateur et Abel l'éleveur.) Il s’agit de pas exhiber une chose (un habit) où se brouillent deux espèces ; comme pour dire : respecte la diversité des espèces, ça c’est du lin, ça c’est de la laine, fabrique ta gloire autrement, habille-toi avec ce que tu veux mais ne te glorifie pas d’être à l’origine d’un brouillage entre deux espèces. Ce même respect de différence revient constamment, par exemple, « N’immole pas un animal le même jour que son petit ». Là aussi le rationnel peut s’en mêler : est-ce que ces animaux le savent ? Mais nous, on le sait, il est bon pour nous de marquer cette différence. Il ne faut pas imposer ton caprice, ta distraction, ton inattention pour laisser se brouiller ou s’effacer des lignes fortes qui sont à l’oeuvre. Il faut partir de ces lignes pour en faire autre chose.
Reprenons la parole sur le père et le fils ; le texte dit : les pères ne seront pas mis à mort pour le péché de leur fils, ni les fils pour le péché des pères. Chacun « meurt » - ou paie - pour son péché à lui, son ratage, son manque, sa brisure à lui ; ça ne doit pas se reporter. Or on lit dans les Dix paroles : « je suis un Dieu jaloux qui se souvient des péchés des père sur les fils ». Est-ce une contradiction ? Il suffit de lire la suite : « je me souviens des péchés des pères sur les fils pour ceux qui me haïssent, et je fais grâce aux millièmes générations pour ceux qui m’aiment ». S’il y a un père hyper-narcissique, haineux de l’être, du symbolique, qui est donc dans un rapport idolâtre à l’être, quelque chose de cela va se transmettre au fils. Ce n'est pas que le fils sera idolâtre, il sera peut être libre de cette clôture là, de cette rigidité, mais « ça se transmet », et c’est à lui de choisir, de rompre avec, de retrouver un certain amour de l’être. Ici, c'est autre chose : il s’agit de dire qu’on ne punit pas un père pour le ratage de son fils ni un fils pour le ratage du père, surtout pour une question de vie et de mort. Bien sûr, c’est plus général : au regard des grandes coupures qui sont en jeu, comme la vie et la mort, ou ce qui les symbolise, au regard des grandes épreuves, on ne prend pas l’un pour l’autre, on ne tient pas l’un pour responsable de l’autre. Et l’on rejoint ainsi cette fameuse cinquième parole « respecte ton père et ta mère » : tu n’as pas à prendre sur toi leur manque, il leur appartient, il fait partie de leur vie, tu n’as pas à raccourcir la tienne en rééquilibrant ce qui, dans leur destin, te semble avoir été manqué. Toujours, l’ouverture sur l’être est un recours aux situations duelles plus ou moins bloquées.
Et ces lois nourrissent ce que j'ai appelé une éthique de l’être, où l'enjeu est de maintenir vivant le rapport à l'être en tant qu'il se transmet ; et en tant que tout un peuple ne vit et ne vibre qu'à travers cette transmission d'être ; où l’être c'est d’abord l'infini des possibles, que l'on perd de vue quand on s'enferme dans une idée ou une identité, fût-elle idéale.
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