Il est important de rêver à ce qui peut résoudre le conflit, pourvu qu’on n’oublie pas le va-et-vient nécessaire entre rêve et réalité. Car celle-ci nous annonce des choses étranges. Par exemple, selon un sondage récent, le chef du Hamas aurait plus de 60 % des voix en Cisjordanie, alors qu'il en a 53 % à Gaza. Cela veut dire que ceux de Cisjordanie se sentent frustrés de n’avoir pas fait comme ceux de Gaza ; qu’ils auraient bien imité le Hamas s'ils en avaient eu les moyens, s'ils avaient pu eux aussi stocker des roquettes, etc. Ce chef pourrait donc être le président palestinien s'il y avait des élections. Et le plan qui s'imposerait, comme projet à long terme, serait de faire la guerre aux Juifs, de célébrer l’identité fondamentale ; et puisqu’il faut se donner un but : de libérer la Palestine tout entière. Ainsi, l'option identitaire aurait la faveur des foules. On les comprend : elle représente un idéal spirituel, originaire, conforme au Texte qu'elles récitent régulièrement, conforme au schéma que les foules arabes cultivent toujours, et que le programme du Hamas explicite. Cette adhésion populaire déçoit beaucoup ceux qui pensent, et pas à tort, que le peuple de Gaza en a assez du Hamas ; et ceux qui, en Israël, rêvaient même de renverser ce pouvoir et de libérer ce peuple.
De sorte qu’il faut nuancer l’image des pauvres Gazaouis, otages et boucliers humains du Hamas ; beaucoup ont pu être consentants ou volontaires ; et le Hamas aura produit une arme originale : des batteries de roquettes entourées d’hommes et de femmes pour bloquer la riposte. Que ressentent ceux qui restent dans une maison bourrée d’armes, au rez-de-chaussée ou sur le toit, pour que les avions ennemis soient empêchés de la bombarder ? Une étrange jouissance de voir l’autre s’empêtrer dans ses limites, ses scrupules, se retenir, ou passer outre. Une sensation de victoire, gagnée sur la retenue de l’autre ; il faut au moins cela pour tenter de se dégager d’une profonde humiliation. Celle d’avoir une identité qu’on croit supérieure à toute autre et qui ne décolle pas d’elle-même ; mais qui s’offre la joie morbide de frapper, même sans effets majeurs ni projet réaliste. La jouissance de châtrer l’autre de ses avions dont il est fier, nourrit l’indignation de voir qu’il a passé outre et refuse de se laisser châtrer pour des raisons humanitaires. (Cette idée de châtrer l’autre n’est pas sans lien avec l’adage naguère courant en terre arabe : lyahoudi kif lmra, le Juif est comme la femme.)
Des personnes très lucides, mais qui ignorent la force des textes identitaires, leur prégnance, et la vindicte antijuive qu’ils contiennent, proposent des solutions touchantes. Voici celle d’un grand auteur comme Amos Oz : faire de la Cisjordanie un État palestinien, le soutenir si bien, au plan économique et matériel, que cela rendrait jaloux les gens de Gaza, qui voudront eux aussi faire la paix et être soutenus par Israël, par l'Europe et le reste du monde. L’auteur pense nuancer son propos en disant que cette paix ne serait pas « une lune de miel », que les Palestiniens comme les Israéliens l’accepteront « sans joie, en serrant les mâchoires », mais que ce sera « simplement un divorce équitable, comme cela s'est fait entre la Tchéquie et la Slovaquie ». (J’ignore s’il y a un livre saint en Slovaquie qui prêche la haine envers les Tchèques, ayant pris chez eux l’essentiel de sa substance, et les haïssant d’autant plus.) Si donc une fois indépendante, la petite Palestine de la West Bank est infestée de groupes armés enthousiastes, rivalisant de zèle pour célébrer leur crédo de base, avec tunnels et roquettes, que faire, sachant que le « Dôme de fer » protégeant Tel-Aviv ne pourra rien contre des tirs qui se feraient à 13 km de la ville ? (Le temps de les intercepter serait trop court, comme c'est le cas dans le Sud d’Israël, où l’on ne peut que se cacher.) À quoi l’écrivain répond que l’existence et la force des groupes radicaux « dépendra de l'assistance et de l'aide en matériel que le nouvel État palestinien obtiendra d'Israël, des riches États arabes et du reste du monde ». Cette illusion qu’on peut résoudre des questions d’être par un effort sur l’avoir peut se comprendre : tout le monde a horreur d’avoir pour voisin un ennemi intraitable, qui « met ses enfants sur ses genoux » avant de tirer sur les vôtres.
Est-ce à dire qu’on « essentialise » le conflit en ramenant les djihadistes à ce qui les définit, qui relève d’un ancrage dans l’être et dans la lettre ? Le fait est que cet ancrage existe, qu’il définit une position, qu’elle est tentante pour des groupes assez nombreux, à qui elle sert même d’horizon spirituel, au-delà des besoins matériels. Il n’est pas simple de faire comprendre à des Occidentaux laïcs que cette position est naturelle pour un nombre de musulmans non négligeable ; que c’est une essence qui leur est disponible, et que sans s’y réduire nécessairement, ils y séjournent assez souvent. Si les Occidentaux comprenaient cela, peut-être seraient-ils franchement effrayés ; il vaut mieux « ne pas voir » le phénomène, et prétendre que le djihad est dû à la misère, que l’effort économique bien géré peut le surmonter. (Autrement, toute l'armada de gestionnaires qui mène l'Europe n'aurait rien à dire là-dessus ; imagine-t-on un mutisme aussi énorme ?) Cette façon de couvrir la peur par le déni est rassurante dans l’immédiat : la lutte ouverte contre ces groupes est encore loin d’impliquer les masses arabo-musulmanes, et pour cause. Cette lutte fut souvent prise en charge par des dictateurs arabes, et aujourd’hui, la coalition contre le Califat semble assez hétéroclite, elle comprend des États arabes qui financent par ailleurs des djihads.
Une remarque en passant : les musulmans « modérés » disent que les djihadistes ne sont pas des musulmans. (On se demande ce qu’ils sont, puisqu’à leur tour ils traitent les premiers de traîtres ; et à quelle place se mettent les uns et les autres pour s’arracher le vrai titre.) Mais curieusement, quand les djihadistes combattent les Juifs, personne ne dit que ce ne sont pas des musulmans. Il y aurait donc des repères stables, des invariants implicites : tout ce qui tient aux fondamentaux. Me le confirme par hasard une femme d’affaires tunisienne, qui me parle avec plaisir de la liberté conquise là-bas, depuis la révolution. Je la questionne sur ceux qui furent poursuivis pour avoir montré le film Persépolis ; elle s’indigne : « Mais c’était de la provocation ! Il y a dans le film l’image d’un homme qui serait Dieu, c’est impossible ! – Que vous importe ? C’est le rêve d’un enfant, c’est lui le responsable… – Non Monsieur, ça n’existe pas ! » Il s’écoulera un peu de temps avant que le sujet moderne trouve sa place dans cet espace, où pour l’instant, modérés et intégristes partagent les mêmes fondamentaux, qui incluent la vindicte antijuive.
D'aucuns pensent que cette vindicte est comparable à ce qu'elle fut dans le monde chrétien. Mais dans celui-ci, surtout de nos jours, l'usage qu'on fait des Évangiles n'a rien à voir avec l'usage du Coran que font des intégristes, qui sont souvent de simples gens traditionnels: ils le citent et le récitent, il habite leur mémoire, ils en ont appris très jeunes de longs passages par cœur, ils connaissent ses diatribes antijuives. Dans les écoles coraniques, très nombreuses à Gaza, on fait autre chose que prendre connaissance d’un Texte, un peu comme au catéchisme on apprend l’histoire sainte, ou comme dans une yéshiva on apprend le Talmud. C’est une symbiose corporelle où l’on absorbe la langue intense du Coran et ses appels dénonçant l’autre, notamment les « Gens du Livre », qu'il faut « combattre jusqu'à ce qu'ils se fassent tout petits » et qu'ils payent l'impôt spécial « de leurs mains. » La clôture temporelle du Coran fait que ces appels sont toujours actuels. Sous les tirs continus des roquettes et fusées, les Juifs d'Israël « se font petits » lors des alertes. J'apprends que même en plein cessez-le-feu prolongé, le Hamas tire des roquettes de Gaza dans Gaza pour déclencher le système d'alerte israélien, et faire courir tous ces Juifs aux abris, du moins dans le Sud. Tout récemment, le président de la Turquie a exigé que les Juifs de son pays, qui sont là depuis des siècles, payent un impôt spécial pour rebâtir Gaza, pour réparer en somme les dégâts faits par leurs frères ; preuve, s'il en faut, que l'antisionisme c'est la vindicte envers les Juifs, où qu'ils soient, quand ils prétendent « se grandir » et défendre leur État. Une preuve plus massive fut l'exode d'un million de Juifs du monde arabe : depuis qu'Israël existe, on ne pouvait plus les percevoir comme l'indique la tradition, comme des êtres impuissants et méprisables ; leur présence en terre arabe devenait insupportable, induisant une vision dissociée (impuissants ici, trop puissants ailleurs) ; il fallait vraiment qu'ils partent. D'autant que parmi eux, des cadres très qualifiés risquaient, s'ils restaient, de souligner l'incompétence des autochtones nouvellement indépendants. (Seul Bourguiba, plus avisé que ses homologues, a retenu ses Juifs après l'indépendance, le temps qu'ils forment des cadres pour la relève, après quoi ils durent partir).
Quant à la Cause palestinienne, si elle ne trouve pas d'autre moteur que le djihad, elle restera l'expression singulière d'un enjeu plus profond qui, au lieu de la porter, la déborde et l’emporte. Cet enjeu, c’est que le Coran, sur cette terre-là, doit remplacer la Bible ; non pas au sens des croyances religieuses, on l'a assez dit, mais au niveau identitaire où ces textes agissent.
Les tenants de ladite Cause auront donc de quoi faire pour longtemps, car sur ce mode, leur Cause ne peut pas aboutir ; le morceau « biblique » est trop gros à avaler. Certes, le Coran y est arrivé, mais dans son texte; il a digéré la Bible, il l’a remplacée ; et même dans la réalité, ses adeptes ont vaincu, dans un premier temps, les tenants du vieux Livre, partout où ils l’ont pu. Aujourd’hui, le djihad veut prolonger l’élan islamique initial, dont beaucoup n'arrivent pas à admettre qu'il n’a plus sa première énergie, qu’il ne peut plus se poursuivre que par le prosélytisme et l’attitude d’ « accueil ». Sur le plan de la force armée, il y aura des soubresauts terroristes et ravageurs qui ne peuvent ni aboutir ni créer des États viables intégrés au jeu planétaire. Les djihads, si virulents qu'ils soient, resteront des gestes impuissants d'une tradition qui pense avoir tout pour vaincre et convaincre, mais qui bute sur du réel in-intégrable.
C'est donc un plan identitaire qui est mis en avant, et non une politique de défense d'un certain peuple. Ce plan, que symbolise l’avalement de la Bible par le Coran, fera toujours vibrer des musulmans traditionnels et nostalgiques ; s’il a fort bien réussi dans le texte et sur le terrain des conquêtes pendant des siècles, il trouve un Occident sur ses gardes, qui voit bien de quoi il retourne, qui ne veut pas se laisser pénétrer par l’islam, mais qui veut « ne pas voir » ce qu’il voit, tant il est inhibé par la peur.
Celle-ci renforce le poids de certaines valeurs chrétiennes qui n’ont pas été repensées. Lesquelles ? S’incliner devant l’ « autre », ne pas s’affirmer devant lui sauf pour le soutenir, et s’il abuse, ne pas le combattre, l’inviter à prendre conscience de son abus, le laisser se vider de sa violence, qui après tout exprime sa souffrance, laquelle vaut bien celle qu’il nous cause ; elle est même plus profonde, plus authentique, car il n’en a pas conscience, il n’en a pas les moyens ; c’est à nous de les lui donner ; plutôt que de questionner son origine, nous aurions dû les lui donner, et nous n'avons pas su, nous n'avons pas compris, etc. Cette morale de luxe, dont j’ai montré ailleurs l’aspect pervers, et le mépris profond pour l'autre, l’autre dont elle prétend qu'on doit répondre, est produite par des « responsables » qui n’habitent pas dans « les quartiers », et encore moins dans un pays qu’on arrose de roquettes. Pour l’instant, les gens qui souffrent de l’islam (ou plutôt de ceux qui s’en réclament) sont les chrétiens d’Orient, les Juifs de France qu’on attaque impunément, et les Juifs d’Israël. C’est à eux qu’un certain establishment européen, plein de bons sentiments, demande d’être plus compréhensifs, de se faire petits tant que la colère de leurs ennemis reste grande. (À ceci près que lorsqu'elle vise Israël, cette sainte colère du djihad semble être un combat politique des plus nobles.)
En souffrent aussi ceux qui doivent digérer le « vivre ensemble » sans rien dire. Au moment où j’écris ces lignes, un proche de Belgique m’apprend qu’une de ses amies s'est fait violer par trois Maghrébins belges; elle a porté plainte au commissariat, où le policier, d’origine maghrébine, lui a dit qu' « il faut comprendre ces jeunes, ils ont une vie très difficile. » En principe, un violeur belge écope d’une lourde peine de prison ; ce n’est pas vraiment le cas d’un des violeurs qu’elle reconnut sur photo (il n'était pas cagoulé lors de l’attaque). Il sera sévèrement réprimandé. Une autre connaissance me dit que l'entrée de chez elle, de son immeuble, est toujours encombrée par des « jeunes », avec toujours l'un d’eux qui lance lorsqu'elle passe: « j'espère qu'on ne vous dérange pas ! » Si elle dit « non », ils s'étalent, si elle dit « oui », ils la harcèlent. Son silence exprime l’impasse d’un discours du vivre ensemble, que sécrète la morale « compréhensive » : son taux d'hypocrisie élevé semble au-delà d'un certain seuil de tolérance ; et la censure qui empêche d'en parler induit chez beaucoup une colère mal refoulée. Ceux qui maintiennent cette censure ne veulent pas voir qu'ils créent du « racisme » par peur d’en être accusés.
Dans le cas d'Israël, le djihad combine le projet politique (libérer toute la Palestine) avec l'élan identitaire, lequel s'insurge contre cette entorse faite par les Juifs de venir exister en terre d'Islam, leurs propres droits sur cette terre comptant pour rien, ou pour des vieilleries religieuses. C’est cette entorse à l'identité pleine qu'il faut d'abord réparer, pour protéger le texte fondateur, empêcher qu'il soit réfuté dans les faits. Car ce Texte, ayant réglé le sort des Juifs en les mettant une fois pour toutes dans une condition inférieure, devrait aujourd’hui intégrer leur souveraineté. Laquelle, étant promise à tour de pages dans la Bible, contredirait l'enveloppement de la Bible par le Coran, qui est un fait acquis dans le monde musulman. Le Coran est venu corriger la Bible, en termes identitaires plutôt qu'en termes de foi ou de religion, domaine où il n'a pas innové. En revanche, s'agissant de rétablir la filiation d'Abraham par Ismaël et les Arabes, et non par les Juifs qui l'ont « trahi », il a marqué pour les siens des limites difficiles à franchir. Ces limites se sont gravées dans les mémoires, et empêchent un travail tout à fait accessible, qui montrerait que le Coran peut fort bien s’arranger d’un État juif souverain, s'il est lu intelligemment ; selon d'autres lignes que celles de la tradition. Mais un tel débat est pour l'instant impensable.
Devant ces données contraignantes, que peut faire le quidam européen qui les ignore, et dont on voit mal les médias lui donner autre chose qu'une version standard faite d'images insupportables, où l'Européen coupable c'est l'État juif qui abuse de sa force devant l'autre qui est faible puisqu’il est inefficace. (À propos d'inefficace, les pluies de roquettes, si elles ne tuent pas, imposent au Sud un mode de vie qui intègre le harcèlement au quotidien ; une tension nerveuse qui n'est pas toujours vivable ; mais on a vu que cela suffit à satisfaire les attaquants.) Que peut donc faire le quidam? S'il est de gauche, il écarte les dimensions identitaires en les baptisant religieuses, et s'insurge d'autant plus fort contre Israël dont le gouvernement est de droite. Or on s'en doute, un gouvernement de gauche en Israël n'aurait pas fait autre chose; c'est une des raisons pour laquelle le distinguo gauche-droite n'est pas très opérant là-bas, surtout quand le conflit est à vif, car chacun voit que l'enjeu c'est l'existence même de l'État. Et si le quidam n'a pas déjà un discours idéologique, il se questionne, il garde à l'esprit une petite place libre pour que les objections qui lui viennent de sa réalité, celle qu'il vit et qu'il observe, puissent nuancer ou contredire le sirop bien-pensant qu'on lui sert régulièrement.
C'est pourquoi je ne partage pas l'angoisse qu'ont ressentie beaucoup de Juifs en France devant l'antisémitisme croissant, qui ramène bien sûr vers des sinistres époques. Je n'ai pas eu d'angoisse, car cet antisémitisme ou plutôt cette vindicte antijuive, je l'identifie parfaitement, je l'ai vécue jusqu'à treize ans en terre arabe, et je doute qu'elle fasse collusion avec la suspicion chrétienne pour qu'ensemble elles nous fassent une France judenrein. J'en doute, car je vois de plus en plus à quel point la transmission issue de la veine biblique, expurgée de ses carcans dévots, est en vive résonance avec les thèmes existentiels de chacun, Juif ou pas ; à quel point le manque identitaire est un facteur positif que cette transmission sait cultiver. Et si des malheureux en quête de forte identité, peuvent satisfaire leurs besoins en adoptant les fondamentaux de l'islam, pourquoi pas ? Il faut de tout pour faire un monde, qui tournera comme il peut, et s'il tourne parfois très mal, c'est souvent grâce aux mesures que prennent de belles âmes pour le faire tourner mieux.
Commentaires