Les deux premiers mots (atém nitsavim) signifient: vous vous tenez devant YHVH ; vous êtes debout, vous vous trouvez tous là, devant l’être. Et ce « vous » concerne aussi ceux qui ne sont pas là mais qui sont présents dans l'alliance. Car cet être-là concerne l'acte de passer (sic) dans l'alliance de YHVH, comme on passerait dans un champ de forces dont on ressortirait marqué, d'une marque essentielle qui se transmet.
Ce passage doit constituer le peuple des passeurs.
Il s'agit bien d'une transmission collective, d’un collectif en état de transmission, puisque la mise en garde majeure (29,18) vise la tentation de la combine individuelle. À ceux qui, chacun dans son coin, se livreraient à leurs passions égoïstes sans se faire remarquer, il est dit : l’être ne leur pardonnera pas ; ils ne seront pas quittes. Cela se comprend : on n’organise pas son mode d'être dans sa bulle ; on ne peut pas se couper de l’être comme si de rien n’était ; l’être qu’on ignore, ou dont on se détourne, vous revient d'en face, en pleine face, avec violence.
La deuxième mise en garde est à la fois subjective et collective : vous allez transgresser, c'est plus que probable, et il vous arrivera des malheurs, mais si dans la détresse vous faites retour à l’être, alors il vous sera fait retour de la grâce et de l'agrément que vous aurez perdus. Si vous revenez à l’être, il vous reviendra, non pas comme le retour d'un vieux refoulé, mais comme le don d'une grâce ignorée, d'une profusion insoupçonnée qui vous rassemble avec vous-même. Vous serez rassemblés, d'où que vous soyez dispersés, et vous serez en état de retour vers votre lieu, votre lieu d'être. Et ce retour sera pour vous une circoncision du cœur, une incision qui vous ouvre à l’amour de l’être, de l'infiniment possible.
C'est une parole contre l'irréversible, contre le désespoir sans retour. Quelle que soit la chute, non seulement on peut se relever, mais il y a une façon de revenir à soi dans l’être, - de revenir à l’être qui est présent en soi et qu'on a ignoré -, qui apporte une richesse nouvelle, un plus d'amour, une profonde consolation de s'être perdu. On y retrouve autre chose que le soi qui s’est perdu ; on retrouve la reconnaissance de quelque chose d'originel, d'un ancrage dans l’être (c'est aussi cela, l'alliance). Le retour libère et donne plus d’énergie que celle qu’il y avait avant ; le retour est créateur, la retrouvaille est inventive.
Et il y a deux autres paroles capitales dans ce texte. L'une (30,11-12), c'est que la loi divine, c'est-à-dire la loi en ce qu'elle a de limite et d'inspiré, n'est pas dans le ciel mais au plus près de toi ; elle n'est pas de l'ordre du prodige mais de la proximité ; elle est non pas hors d'atteinte mais accessible. Disons qu’elle est intrinsèque à l’être-au-monde, dans la présence aux autres et à l’être. Et pourtant, elle s'appuie sur une transcendance, mais pour introduire celle-ci à même l'action.
On a fait grand cas d’un midrash où un rabbin, pour prouver qu'il dit vrai, invoque les miracles qu’il a pu faire, ayant même convoqué une voix céleste, qui répond. Et les autres de répliquer que ce n'est pas une preuve, car la loi n'est pas au ciel. C'est bien sûr là une invention édifiante, car chacun sait que si un sage convoque une voix céleste et qu'elle répond, il fait plutôt forte impression, et on l'écoute, on le vénère. La chose n’est arrivée que dans cette fiction, laquelle ne prouve rien mais réaffirme sur un mode scénique ce verset de la Torah : la loi divine n'est pas dans le ciel.
Or au départ, elle était censée y être, mais l'acte de Moïse l'en a arrachée. Comme le confirme un midrash sur sa main forte : il a dû se battre avec le divin qui a voulu retenir la loi, en voyant sa transgression massive par le peuple ; mais Moïse a eu le dessus, il l’a emporté sur cette mortification divine, il a arraché de haute lutte la loi et elle n’est plus dans le ciel. Façon de dire : dans vos situations problématiques et vos conflits, sachez trouver la loi qui les régit, sachez la dégager, cette voie juste, de la gangue ou du vide ou du chaos, pour l'inscrire sous une forme qui soit dans l'esprit de cette loi que voici, celle qui vous est donnée. Et pour trouver la loi, la nécessité qui s'impose dans une situation, pour accomplir ce qui doit l'être, point n'est besoin de monter au ciel ou de traverser les mers. Littéralement, « la chose est très proche de toi, dans ta bouche et dans ton cœur pour être faite ». Autrement dit, elle est présente virtuellement dans ta parole, c'est là qu'il faut la chercher, ainsi que dans ce que tu éprouves (dans ton cœur). La chercher dans ta parole c’est entendre les non-dits, repérer les dénis, et les possibles qui attendent. Puis, quand la chose apparaît, il ne faut pas qu'elle reste là où tu la trouves, dans tes mots et tes sensations, il faut qu'elle sorte de là et qu’elle soit mise en acte. Les appels de l’être en passent par toi, et doivent revenir au monde vivant, ils doivent y être réinvestis, une fois que tu les as déchiffrés.
Cette parole s'oppose donc aux ruminations de la Torah ou de la manière dont d'autres l’ont ruminée : c'est à toi de trouver l’appui pour agir, en te reliant à la parole que la Torah met dans tes mains comme un germe à développer, comme une donnée initiale ; pour que tu ne partes pas de rien, que tu te sentes déjà soutenu par cette texture transmise. Moïse aurait pu dire : la chose est proche de toi, tu n'as qu'à la lire, elle est écrite dans le texte. Il lui arrive de dire cela, mais ici, c'est autre chose: elle est dans ta bouche et dans ton cœur d'où elle appelle à s'accomplir.
Une autre parole forte (30,15-20) dit que la vie et la mort, le bien et le mal sont placés devant toi, (l’être les a placés devant toi), « et tu choisiras la vie afin que tu vives toi et ta descendance pour aimer l’être divin et entendre sa voix, car il est ta vie, et c’est ce qui la prolonge sur la terre qui t’est promise ». Dire que l'être divin c'est ta vie est une parole qui peut suffire à écarter les coquetteries de certains quand il s'agit de religions : ils ont peur de s'y aliéner, de dépasser en territoire étranger, quand il est question du divin. Or si l’être divin c’est ta vie, il y a là un appel à traiter ta vie comme quelque chose de divin ; et la plupart oublient de le faire, et opèrent un clivage entre leur vie banale d'un côté (qu'ils s'efforcent de pimenter), et le divin transcendant de l'autre, qu'ils vénèrent ou qu'ils mettent à l'écart.
Choisis la vie signifie que dans ton trajet, quand se présente la bifurcation, ne fais pas des choix mortifiés, qui exprimeraient ta souffrance, tes impasses, tes rancœurs. Fais des choix qui vont dans le sens de la vie et de ce qui te fait vivre au regard de l’être qui dépasse ce que tu es.
À l'instant où j'écris cela, on me raconte que pendant la guerre, en Ukraine, une escouade de tueurs pro-nazis arrive dans un village et demande s'il y a des juifs ; un homme se lève et dit : Je suis juif ; ils l’abattent aussitôt et poursuivent leur chemin. Cet homme, par désespoir, n'a pas fait un choix de vie ; peut-être était-ce pour lui un réflexe de vérité, de dignité. Mais faut-il soutenir des valeurs aussi précieuses face à des gens qui sont là pour vous tuer ? Trop de gens accordent du respect à des places respectables, oubliant qu'elles sont occupées par des pervers. Et ils poursuivent sur leur lancée habituelle, de respect pour la loi, oubliant qu'il y va de leur vie. Le pire est qu’en réaction, cela peut induire chez leurs descendants le réflexe inverse : puisque la vérité peut être mortelle, il faut se taire, et se garder de la frôler. Là aussi, c'est une perte trop lourde, un choix ruineux, un choix de mort.
En fait, le texte appelle à reconstituer les conditions de la vie quand elles sont détruites. Choisir la vie n'implique pas qu'elle soit déjà là et qu'on décide d'y entrer ; il faut parfois la recomposer pour pouvoir s'y avancer ; rebâtir ses approches minimales pour se sortir des choix de mort que l'on a faits ou que d'autres ont faits pour vous.
Choisir la vie c'est veiller à se dégager des forces de mort où certains vous piègent. Le piège est parfois subtil, où l'on vous force à répliquer du tac au tac, pour satisfaire un amour-propre à courte vue, pendant qu'ailleurs la vie vous fait des signes, et s'impatiente de vous voir tracer en elle ce qui sera votre vie, votre chemin.
Et si tu te retrouves sur un chemin mortifié, que ce ne soit pas ton choix ; reconnais en quel sens tu t'y trouves malgré toi. Tu devras donc chercher d'autres voies, de quoi donner un autre choix à ce qui en toi se mortifie ; un choix de vie, précisément.
Beaucoup ont épilogué sur le fait qu'on n'a pas le choix, qu'on est déterminé par des forces tellement plus grandes, que le libre arbitre est quasi nul, etc. Ce texte pose clairement : tu as le choix, fais un choix de vie, et s'il tourne mal, ce qui est probable car tu ne peux pas le maîtriser sur un temps long, que ce ne soit pas de ton fait. Alors tu auras du travail pour revenir à d’autres choix ; tu devras chercher cette nécessité dans ta parole et dans ton cœur pour agir.
Cette position du texte est à la fois claire et héroïque : il sait que les mauvais choix vont arriver, et vont se multiplier ; mais il tient à poser que le bon choix est possible, le choix de vie.
Puis Moïse s'en va (il s'agit bien de départ, de disparition imminente), il s'en va dire toutes ces paroles aux Enfants d'Israël, il leur dit qu'il ne peut plus marcher devant eux, qu'il est trop vieux, et que Josué le fera à sa place. Il l'appelle devant eux, il lui dit « sois fort et courageux » car c'est toi qui les amèneras dans cette terre pour en hériter.
Moïse écrit les paroles de la Torah, les remet aux prêtres pour qu'ils les gardent dans l’Arche sainte, et pour qu'ils en donnent lecture lors des fêtes, dans le lieu où l'être divin aura choisi de faire habiter son nom. (Il y a donc un lieu d'être du nom, un lieu par où il sera dit que passent les appels.)
Puis c'est une dernière mise en garde, venant directement de YHVH : ce peuple va m'abandonner, se prostituer pour d'autres dieux, trahir mon alliance, et endurer ma fureur : je détournerai ma face de lui. Ce thème de la face de l'être divin qui se détourne est devenu identique au thème du malheur. Au point que certains croient expliquer la catastrophe par ce détournement ; cela n'explique rien, c'est la même chose. Et cela exprime que le malheur c’est de ne plus se tenir face à l’être. Car s'il détourne sa face, c'est qu'on n’est plus face à lui, c'est qu'on se dérobe au rapport à l’être, qu'on se retire dans son enclos narcissique forcément idolâtre, subjectif ou collectif.
Alors il est demandé à Moïse d'écrire un poème de mise en garde, un poème qui serve de témoin, et qui prenne à témoin le ciel et la terre, contre sa tentation récurrente de se détourner de lui-même et de sa vie.
C'est la première fois qu'un poème est écrit pour être pris à témoin ; comme la quintessence de toutes ces mises en garde, le raccourci d'une histoire mise en mots ultimes, tels que doivent l'être ceux d'un poème ; en mots tranchants et rocailleux dont chacun est comme un cri. C'est ce poème que nous verrons la prochaine fois.
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