Depuis des mois et des années, l'Israélien ravale son amertume et sa colère de voir les prix s'envoler, le coût de la vie lui échapper - même quand il la gagne "correctement", il a du mal à s'en sortir. Il sent que d'autres décident pour lui de ce que sa vie va coûter, mais "c'est comme ça", c'est sans recours. Et tous les "sans recours" qu’il supporte par ailleurs rendent plus douloureux ce point d’impuissance.
Soudain, ils furent nombreux à se dire: Regarde les peuples arabes, ils bougent, eux, et nous qu'est-ce qu'on fait? Alors ils ont bougé. La comparaison s'arrête là, car eux n'ont pas de dictateur à renverser, ils ont à renverser une dictature plus diffuse, anonyme et sournoise, qui exprime son arbitraire sur les étiquettes et les codes barre.
J'ai suivi l’une de ces manifs; et je suivrai la prochaine, qui s’annonce géante. Les mots d'ordre me semblent beaux, sans doute à cause de la langue qui a des accents millénaires: Le peuple veut la justice collective. Si on l'entend à l'européenne, ce serait: justice sociale, cela s'intègrerait dans le discours ouvrier ou syndical, du style "on veut une meilleure part du gâteau, etc." Or ce n'est pas ça. On demande que pour tout collectif concerné - que ce soit des employés, des consommateurs, des travailleurs d'une entreprise… - ceux qui le gèrent soient justes et n'abusent pas de leur pouvoir; qu'ils aient une autre loi que celle de leur rapacité; qu'ils pensent un peu à ceux qui paient, et qu'on traite pour l'instant comme des moyens de faire de l'argent, sans plus. (Ici on touche à l'une des plaies du commerce postmoderne: on n'essaie pas d'être utile tout en gagnant de l'argent, on veut d'abord faire de l'argent en passant par l'utilité des produit ; et l’on fait de gros efforts de marketing pour que l’acheteur s’y perde, et ne sache plus comparer).
Ce mouvement s’est donc infiltré dans la passivité naturelle des citoyens, ceux de tous les pays; et il espère la secouer, il prétend ébranler cette impuissance universelle. Son originalité est que jusqu'ici, surtout pour ceux qui voient Israël du dehors, les citoyens y sont identifiés à un Etat assiégé, qui se défend ou qui conquiert; les Israéliens ont été enfermés dans une identité sécuritaire; elle inspire les commentateurs, elle les excite, en positif ou négatif; mais les citoyen y étouffent, et voilà qu’ils décident de faire éclater ce cadre et d'exprimer un mouvement existentiel, un désir de sortir de cette identité. Dans ce désir, la sécurité est utile mais n'est pas le but de la vie; c’est un des moyens de vivre; l'autre moyen étant le travail et la justice "collective", précisément. Il ne s’agit pas de passer du "sécuritaire" au "citoyen", mais de combiner l’identité et l’existence. C’est en quoi ce mouvement me touche.
Un autre mot d'ordre proteste contre le fait que l'Etat distribue comme un "menu" les grands secteurs de la vie économique à des grands gestionnaires, qui se servent généreusement: chacun exploite son domaine au maximum, méprisant les exigences de dignité et d'existence des personnes concernées. Beaucoup de manifestants m’ont parlé de "monopoles", pour dire que des secteurs entiers de la distribution sont aux mains d'individus qui fixent les prix à leur guise, et les augmentent quand ils le veulent sans que personne puisse contester.
Un tel mouvement peut renouveler l'idée de démocratie: au delà des jeux politiciens de représentation, de convoitise pour tel poste ou tel portefeuille, ce serait une démocratie sous contrôle populaire. Si le peuple arrive à inscrire son contrôle sur le mouvement des prix, ce serait une immense ouverture dans l'oppression étatique silencieuse et intense qui règne dans les pays occidentaux. Après tout, la crise économique et financière, c'est aussi cela: des "responsables" vendent ou imposent des produits souvent confus, au prix qu'ils veulent quitte à ruiner ceux qui les achètent ou qui leur font confiance. L'Etat lui aussi se révèle être de la partie, c'est ce qu'on appelle pudiquement le problème de la dette publique, qui revient au même: l'Etat lance des produits pourris qu'il ne peut plus garantir, qui lui servent à faire de l’argent au détriment de ceux qui lui ont fait confiance.
Sur ce point, en Europe, on n'est pas allé plus loin que l'espoir d’une régulation de la part de l'Etat. Or s’il est partie prenante, cet espoir se révèle une pure illusion. (En principe, les gouvernants sont élus pour contrôler la situation, s'ils ne le font pas, ils ont leurs motifs bien à eux.) Par contre, l'idée de contrôle populaire sur les capitaux, les dépenses, les mouvements des prix est une idée neuve, qui à la fois complète et subvertit l'idée de démocratie. D'où l'intérêt, la force et la beauté de ce mouvement.
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