Le ballet de Ohad Naharin
Batsheva Dance Compagny
"Festival des Frontières"
Théâtre National de Chaillot, le 25 avril 2013
Dix-huit danseurs et danseuses (moitié d’hommes, moitié de femmes), la plupart défilent en solitaire, assez longtemps, puis en couple, puis par trois ou quatre avant le moment où tous se retrouvent en un grand cercle qui ensuite se défait et restitue à chacun et chaque petit groupe sa liberté et sa force.
Chacun semble se battre avec son corps (au moyen de son corps ou malgré lui et grâce à lui) pour se sortir d’une situation, pas forcément d’une impasse – confirmant que la danse est une réponse à l'évènement où le corps, mis devant l'impossible, veut pourtant vivre et se relancer dans son enjeu d'exister (voir Le corps et sa danse). Ici, c'est plus précis, on dirait que chacun se bat avec des conditions d’altérité hostile, où il finit par se frayer un passage à travers des gestes brusques ou harmonieux, peu importe, l'essentiel est que ces gestes soient possibles même au-dessus de lui, à travers lui, dans ses contorsions et ses torsions, ses sursauts, et autres articulations en ruptures, en zigzag, où le long de courbes abstraites mais réelles. Les mouvements qui rassemblent les couples, sont à la fois rigoureux et pathétiques. Mais ce qui frappe, c'est qu'il n'y a pas une ouverture de l’ensemble sur l’être, ou qu'elle est improbable, difficile à envisager. La plus grande ouverture des individus, c’est le groupe, lorsqu’ils se retrouvent en cercle complet – tous les dix- huit – à tourner d’abord en rond pour marquer leur réunion avant de se séparer et de bondir, pour se retrouver à parcourir des situations variées comme couples hétéros, couples homos, transvestis, etc. Il n’y a pas d’ouverture au-delà des situations immédiates, et ce n'est sûrement pas par manque d'imagination du chorégraphe, c'est vraiment, selon moi, un reflet de la situation du peuple Juif en Israël, acculé par l’histoire et le voisinage hostile à des situations hyper-tendues – où chaque groupe, petit ou grand – se bat pour se dégager, de lui- même autant que de l'espace hostile. Et il finit par se sortir plutôt bien, avec grincements, souffrances, jouissances aussi, bien qu'on ne les voie pas trop s'étaler. Il y a peu de jubilation, tant chacun est absorbé à sa tâche de vivre et de se battre avec l’espace immédiat.
Ce n’est pas une danse qui mène vers les lointains, vers des confins distants ; c’est une danse de la vie de proximité avec soi, où la frontière auprès de laquelle on vit est toujours proche et menace de vous capter tout entier.
Mais à travers ce contexte singulier pour beaucoup, n'a-t- on pas là, tout simplement, la situation que chacun de nous, individu ou petit groupe, affronte dans l'espace social hostile ou implacable, pour se sortir quand même de ce qui fait impasse, pour "s'en sortir", comme on dit? Sans rejeter l'espace hostile, ni se retrouver "entre- soi", mais en maintenant les possibles allers-retours, en attendant qu'une frontière plus profonde, plus signifiante apparaisse, qu'il vaille la peine de franchir.
Or ici, cette autre frontière surgit vers la fin de cette pièce magnifique : au-dessus du mur (quelque soit le sens qu'on lui donne, celui du Temple ou de la protection) les danseurs évoluent puis ils sautent dans le vide, dans l'inconnu, qui pourtant est assez positif pour les faire rebondir. Là, on sent la joie, le libre déploiement d'une énergie accumulée, qui peut-être s'ignorait. Où trouve-t-on l'énergie pour sauter? En soi? Pas tout à fait. On la trouve dans le mouvement qui va de soi vers la frontière précise qui sépare le soi et l'autre. On renouvelle son énergie au passage de cette frontière.
Cette joie contribue à faire de l'idée de frontière, et de ses traversées possibles, une fête, un festival.
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