C'est grâce à la mise en scène sensible et efficace de Claudia Stavisky, et au jeu très convaincant de ses acteurs, que la pièce de Tennessee Williams, La chatte sur un toit brûlant, m'a été remise en mémoire comme un beau travail sur la vérité. Non pas celle qui serait le contraire du mensonge, ou celle que l’on rattache à l'effet de dévoilement, - avec le risque de croire qu'elle est déjà là, la vérité, et qu'il s'agit de la trouver ou de la laisser apparaître. Non, ici, c'est la vérité au sens plus tendu de la vie réelle, vécue au rythme du désir, de la peur, de la fuite ; c'est la vérité que l'on contribue à construire, à avérer, en y allant de tout son corps, c’est-à-dire de toute son âme.
On en jugera à ce détail: je discutais avec l'actrice Laure Marsac, jouant si juste Maggie, (sans excès, car l’excès de verbe et de corps fait partie du « je » qu’elle doit faire jouer), après la représentation donc, à la buvette du château de Grignan où la pièce fut montée, lorsqu'un spectateur s'approcha et lui dit : Quelle énergie vous donnez ! Et alors, à la fin, elle est enceinte oui ou non ? Cet homme avait tout dit à son insu ; y compris qu’il avait peu compris. En effet, la vérité sur cette question, purement indécidable, se décidera dans l’étreinte entamée entre Maggie et Brick, image finale de la pièce ; ce sera vrai, s'ils décident que cela soit ; « cela », c'est l'émergence d'une nouvelle vie, à commencer par celle de chacun d’eux. Bref, la vérité dépend de - et parfois ne consiste que dans - la façon d’en parler, de l'approcher, de faire avec. C'est là une leçon pointue, pour une pièce qui roule sur le semblant et la duplicité.
Y compris pour ce héros de la vérité absolue, Brick, qui écœuré par « tous ces mensonges » de la vie, se réfugie dans la boisson ; lui le fils bien-aimé de son père et de sa mère (qui l’aiment en effet pour sa candeur, son innocence, mais l'amour des parents ne suffit pas, semble-t-il, à faire un homme ou une femme responsable de sa vie, s'il manque certains actes vrais, et décisifs). Brick avait essayé d'être un homme en restant ado, en jouant les champions du ballon avec son ami qu'il adorait, mais leur jeu s’est cassé ; l’ami est mort, et Brick s’est retrouvé par terre, impuissant à sauter la barrière. Durant toute la pièce, il boit et il boîte.
Il est aussi déprimé que Maggie, sa femme, est déchaînée, mue par son désir d'avoir sa place au soleil, d’aimer cet homme, de ne pas se laisser chasser de la transmission - par le couple du frère de Brick et de sa femme qui veulent forcer le passage à coup d’enfants. Maggie a l'énergie du désir, elle qui se dit « comme une chatte sur un toit brûlant » ; mais ce qui brûle est complexe : son homme se brûle à l'alcool et à l'amour nostalgique de son ami ; et elle brûle du désespoir de voir que son désir ne suffit pas à le faire bouger, que les vérités qu'elle lui lance, si justes qu'elles soient, le laissent inerte. La vérité qui fait bouger n'est pas toujours de celles qu'on lance avec toute son énergie, mais de l'ordre de ce qui se produit, qui se fabrique dans une situation mêlée où chacun joue sa limite, celle de son possible-impossible, quand la chance veut que l'événement « décisif » en tire de quoi faire acte - de vérité libératrice.
Dans ce tumulte complexe, Maggie qui donne l’assaut à Brick comme la mer à un roc intact, lui jette deux cartes essentielles, qui sont vraies, mais dont il ne sait pas quoi faire : 1) ton père va mourir d'un cancer, il ne le sait pas encore mais ton frère va s’emparer de l'héritage. 2) ton ami et moi avons couché ensemble par amour pour toi, il ne t'a pas trahi et moi non plus ; ce n'est pas ça qui doit t’abattre. Mais c'est seulement dans l’empoignade avec son père, quand ils vont enfin « se parler », et pour dire pas grand’ chose, que ces deux cartes vont lui servir. Son père veut « parler vrai », il croit (se) le prouver en se confiant, mais tout est faux : il vient d'apprendre que ses analyses sont négatives, qu’il va enfin pouvoir vivre son désir pour les femmes, lui qui a baisé la sienne 40 ans régulièrement sans l'aimer ni la désirer (il y a peut-être là de quoi attraper au final un cancer mortel). Il demande à son fils d'être un homme, de s'accrocher à sa vie, il ne comprend pas cette noyade dans l'alcool. Alors Brick lui parle, et croit lui aussi parler vrai ; il parle de son lien absolu avec cet homme, en fait, de cet amour homo mais sans « cette cochonnerie » que ce serait si c'était ce qu’on croit, entre deux hommes. Il pense embellir la relation en l'idéalisant : c'était « pur », pur de tout sexe ; ne voyant pas qu'il y a pourtant perdu son sexe et son désir ; à croire que, peut-être, il y avait du désir entre eux ; mais de ça, il ne veut rien savoir, il ne veut pas que ce soit vrai. On comprend qu'il se réfugie dans l'absolue vérité que donne l'alcool. Lorsqu'on veut une vérité aussi totale, c'est souvent qu'on en a une autre, plus vive et plus relative, à cacher faute de pouvoir l’assumer. Une fois bien refoulé ce qu’on a nommé « sale », ce qui reste est pur. C’est ce qu’a fait Brick avec l’alcool, mais là, il refait le numéro avec son père qu’il sait mourant : ça donne des forces et du recours. (Soit dit en passant, la peur d'un lien d'amour avec un homme, c’est souvent la peur de n'être pas un homme ; on la franchit fréquemment, si le passage est possible, sans devenir pour autant ni homo ni homophobe). Mais pour ce qui est d'être un homme, Brick va jouer innocemment l'autre carte reçue de Maggie : il « tue » le père, au sens le plus fin du terme : il lui apprend qu'il est mortel. (Et dans le temps théâtral, qu'il le soit dans un mois ou dans cinq ans, quelle importance ?) Cet acte décisif permet au fils de rentrer dans le jeu, porté par cette vérité enfin active puisqu'elle remet les choses en ordre. Sa mère (bien jouée par Christiane Cohendy, trop grande pour ce rôle, et qui pousse la finesse à bout, à la limite) fait le geste de le prendre dans ses bras, de le dorloter comme un enfant, ne sachant pas que grâce à l’empoignade avec le père, elle aussi le libère de sa clôture d'adolescent totalitaire.
Décidément, cette « mort » du père est le vrai point de basculement ; elle donne sens après coup, à tout le « travail » de Maggie pour remettre au monde, elle aussi, son fragile compagnon, sans trop d’illusion : sevrage forcé, accouplement fécond, après quoi, il boira s’il le veut ; elle aura de quoi s’affirmer, et honorer la reconnaissance que le père lui a formulée : il y a de la vie dans cette femme… Même le père renaît de ce « meurtre », le temps de dire sa libération (libéré de sa pulsion trop rentrée et de sa « propriété »), le temps aussi de donner sa parole, avant de « regagner » sa mort ; retournement ponctué dans la mise en scène par un joli feu d’artifice en tourniquet.
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