L'excision et l'infibulation sont des actes "difficiles", objectivement et socialement : la famille qui, en milieu africain traditionnel refuserait de la faire sur sa jeune fille, se sentirait pointée du doigt. Si elle peut se reposer sur l'interdit officiel, pour éviter un acte qu'elle n'approuve pas, c'est toujours cela de gagné sur la pression et la culpabilité. Cela c'est déjà vu, avec le voile et le foulard, pour des jeunes filles en France : elles ont été soulagées d'y échapper du fait que c'était interdit.
Et la circoncision ? Dans le milieu musulman, sa pratique au-delà de quatre ou cinq ans, pose problème : ceux qui l'ont subie témoignent d'un traumatisme, ce qui est probable puisqu'à cet âge les fantasmes de castration sont à vif. Ce traumatisme; l'appartenance communautaire en atténue sans doute les effets. Ajoutons que l'ancêtre de l'Islam, Ismaël, l'a subie à treize ans. C'est une des raisons pour lesquelles l'islam n'a pu la faire remonter au delà de quatre ans, par exemple, à huit jours, âge que préconise la Torah aux Hébreux via la demande faite à l’ancêtre Abraham. Ayant moi même assisté à un grand nombre de telles circoncisions, vu que mon père était mohél, j'ai surtout remarqué l’émotion voire la tension qui pouvait régner dans la petite foule familiale à l’approche de cet instant: le bébé est amené sur un coussin comme s'il allait être sacrifié, et au « dernier moment », (comme pour le bras d’Abraham qui faillit sacrifier Isaac et qui fut dévié par l’ange), c'est un petit bout de prépuce qu'on lui retire. L'acte ne semble pas traumatique, certains bébés ont deux ou trois pleurs vite atténués par une tétée, y compris celle d'un doigt trempé de vin. J'ai vu récemment des circoncisions à 8 jours avec une technique que j'ignorais, où il y a à peine une ou deux gouttes de sang, parfois pas du tout, et pas plus d'un cri ou deux : le circonciseur tire doucement le prépuce en le pressant un peu pour créer une vasoconstriction, de sorte que lorsqu'il le coupe, il n'y a pas plus de deux ou trois gouttes de sang, et quand il lâche après coupure, la peau se rétracte par une force de rappel, qui met le gland en évidence.
Cela confirme au passage que cette circoncision n'est pas une mutilation, mais une mise à nu voire une éclosion du gland. Encore moins est-elle un acte sanglant. En outre, on imagine mal des parents juifs opposés à la circoncision, l'imposer à leur nourrisson sous la pression communautaire. C'est impensable, vu la diversité de ce peuple. L'argument de l'atteinte au corps risque donc, dans ce cas, de ne pas tenir ; l'atteinte, le père l'a subie, et, avec sa femme, ils sont consentants pour la transmettre en tant que signe d'une alliance ou marque d'appartenance, avec toutes les interprétations que l'on pourra y rattacher, qui sont loin d'être sans intérêt (et que j’ai évoquées ailleurs, dans mes Evénements ).
Il semble que les bureaucrates européens, qui formatent au mieux la façon dont on doit vivre, ne pouvaient préconiser d'interdire seulement l'excision et la circoncision tardive. Ils auraient paru être en faveur de la circoncision à huit jours. Or l'Europe ne pouvait décemment pas, par la voie de son pouvoir suprême, paraitre préconiser la circoncision juive alors qu'il y a quelques décennies, elle a fait reconnaitre et gazer des Juifs qu’elle identifiait par ce trait, en cas de doute, histoire de s’assurer que ce n'était pas un « innocent » qu’on déportait. Voilà donc les Juifs à nouveau gênants, pour ne pas dire fauteurs de trouble. Les chrétiens pourraient bien les soutenir puisque Jésus a été circoncis à huit jours, et ne s'en est pas plaint. (Il ne s'est d'ailleurs plaint de rien; si, un peu de son Dieu : "Pourquoi m'as-tu abandonné ?", et à peine de ceux qui demandaient sa tête : "Pardonne-leur ils ne savent pas ce qu'ils font"). En tout cas, pour pouvoir interdire aux autres des pratiques éprouvantes, on veut que des Juifs paient en renonçant à la leur qui n’a rien de sanglant.
Or il est exclu que la circoncision soit interdite aux Juifs. Ce serait s'en prendre à une de leurs transmissions que, jusqu'ici, personne n'a pas pu récuser ou réfuter. La seule objection, faite par Paul de Tarse pour l'écarter, et ouvrir l'Alliance à tout le monde, a consisté à s'appuyer sur l'idée des prophètes juifs, qui est même de la Torah, et qui rappelle la circoncision du cœur, pas seulement celle du sexe. Il ne semble pas que la suppression du geste concret ait produit, chez les chrétiens, plus de cœurs "circoncis" que chez les juifs qui font ce geste. C'est donc toute une logique biblique qui est en jeu: l'acte réel ne peut pas s'effacer au profit de ce qu'il rappelle. Le pain azyme, lors de la Paque, rappelle la sortie d'Egypte, mais l'idée de se la rappeler sans pain azyme, juste en y pensant très fort, ne rentre pas dans cette logique transmissive - qui implique l'âme, c'est-à-dire le corps en tant qu'il est porté par l'âme, puisque sans lui l'âme ne porte rien, et sans ses gestes, ceux de l’âme ne portent pas à conséquence. Paul n'a donc rien inventé sur la circoncision, il a seulement affirmé, avec raison, qu'elle n'est pas nécessaire pour croire en Jésus-Christ et en sa résurrection c'est-à-dire en la nouvelle Alliance qu'il fondait. La circoncision biblique, c’est-à-dire à huit jours, n’est pas un simple rappel ou un symbole de l’incision du cœur, elle se veut le signe d’une Alliance, d’une transmission symbolique millénaire, fondatrice d’un peuple singulier, qui tente d’être singulièrement universel.
Quant aux motivations des dirigeants européens et au fait qu'ils demandent aux Juifs de s'incliner pour que des enfants musulmans et des jeunes filles africaines n'aient pas mal, outre qu'un tel prix est abusif (et il n'y a pas d'exemple où un abus fait aux juifs n'ait pas été payé par ceux qui le font ou par ceux qui le laissent faire), on semble ici fétichiser la douleur : on la prend comme un phénomène total en soi; alors qu’elle est un rapport à l'autre. La douleur c'est l'irruption de l'Autre dans votre champ narcissique; que l'autre soit un objet qui vous blesse ou un homme qui vous humilie. Pour supprimer l'irruption de cet autre qu'est le couteau blessant, les décideurs européens perpètrent une autre irruption, la leur, en tant qu'autre, dans des espaces qui ont leur logique propre, et qui pour évoluer demandent plus de tact et d’intelligence. Ces décideurs ont "tranché" avec brio et ravage sur tant de problèmes réels, mais voilà que leur impuissance sur ces problèmes les mène à se concentrer et donc à s'empêtrer dans des problèmes symboliques qui les dépassent, qui ne sont pas réductibles aux questions de santé publique, encore moins à celles du bien-être. Leur vision de la vie où toute souffrance doit être exclue est fort « saine » ; mais c’est alors leur vie de bon fonctionnement qui produit elle-même ses douleurs spécifiques, de stress, d'angoisse, de suicide, de déprime, d'addiction..., de blessures radicales, auxquelles certains rituels ont tenté de faire face au fil des siècles. Si les douleurs que provoquent les décisions européennes dans la vie des gens pouvaient être prises en Mais les décideurs peuvent-ils voir que des douleurs provoquées par leurs décisions sont plus urgentes à traiter que celles de la circoncision ? Pour exercer leur sagacité, je leur propose un exercice : trouver moyen de pacifier ou de supprimer ces actes sur des enfants âgés ou des adolescents, sans toucher à la circoncision biblique.
Paul n'a pas "interprété" la circoncision biblique, il l’a simplifiée en vue de son projet : ouvrir son cœur à Jésus Christ. En revanche, l'autre aspect, celui de l'alliance entre YHVH et des descendants d'Abraham, pour marquer cette alliance et cette transmission, il ne l'a pas retenu, puisqu'il en fondait une nouvelle. De là à ce que des responsables européens nous affirment qu'en toute raison, c'est bien mieux de faire une cérémonie "sans couper la chair"(mais dans l’esprit ?), il y a un pas. Y aura-t-il donc des couples juifs d'Europe qui iront en Israel pour circoncire leur nouveau-né et revenir ? Les faiseurs de loi universelle n'arrivent jamais à couvrir de leurs lois tout l'univers. C’est que l'universel direct qu'ils visent est un fantasme, le leur, un pur leurre, dont ils ne voient pas que l'imposer, du fait qu'ils en ont le pouvoir, est un abus énorme.
Préconiser d'interdire la circoncision (comme l'a fait l'Assemblée parlementaire européenne, dont j'ignorais même l'existence, pensant qu'avec un Parlement, une Commission, et l'énorme bureaucratie qui va avec, on était déjà servis), recommander cela semble relever d'une psychopathologie post-moderne qui, pour être officielle, n'en est pas moins une maladie d’autant plus intéressante qu’elle se donne comme le signe même de la santé.
Parasha Miquets (Genèse 41,1 à 44,17)
Puis Joseph est tiré de la geôle par sa renommée: il sait interpréter les rêves. Et Pharaon vient d'en faire deux, des rêves de dévoration: sept vaches maigres dévorent sept vaches grasses; puis sept épis de blé tout secs dévorent sept épis bien mûrs. Nul n'arrive à "interpréter ces rêves pour Pharaon". C'est dire qu'on donnait des interprétations mais générales, qui ne parlaient pas au rêveur. On appelle Jospeh, il déclare que c'est le même rêve, le même message que le divin envoie à Pharaon. L'idée est neuve, que le rêve est un message de l'être, du divin, c’est-à-dire des limites de l'humain, un message parti de nos limites, qui nous parle de ce qui nous concerne. Ici, ça parle de survie: Joseph dit les sept vaches ou sept épis sont sept années - d'abondance suivie de famine. Et même l'expression de Pharaon: "Les vaches maigres ont avalé les grasses et on ne voit pas qu'elles les ont dans leur ventre" - Joseph l'interprète en termes de temps: pendant la période de famine, on ne verra plus qu'il y a eu abondance.
Joseph est nommé gouverneur d'Egypte, maître pour toute l'économie; il gère les subsistances, fait des réserves, etc. Il finira par acheter toute l'Egypte contre du grain, pour le compte de Pharaon. Il gère si "bien" que tous les Egyptiens deviennent esclaves de Pharaon, contre de la nourriture. (Est-ce aussi par un certain retour des choses que l'esclavage, un peu plus tard, va s'abattre sur les Hébreux?)
En attendant, c'est sur fond de famine, y compris à Kénaan, que le drame de Joseph et ses frères va se "répéter". Jacob les envoie en Egypte acheter de la nourriture "pour qu'on vive et qu'on ne meure pas"1. Même au fond de son deuil, l'envie de vivre ne le quitte pas. Le Texte décrit la famine, en deux ou trois phrases: c'est écrasant, on sent le dessèchement total, la terre qui craquelle, et les hommes qui font mouvement pour trouver à manger.
Joseph reçoit ses frères venus acheter des vivres, et les reconnaît à leur insu. Pour commencer, il les accuse d'être des espions : "Vous êtes venus voir la nudité du pays“2. Puisqu'ils sont coupables envers lui, il les charge d'une faute quelconque, l'important est de lancer la répétition. Et eux, pour s'expliquer, doivent raconter leur histoire.
Alors Joseph les entend parler de sa mort, de sa disparition: l'un [de nos frères] n'est plus. C'est lui. C'est toujours émouvant de s'entendre évoquer comme déjà mort. Il en pleure. Les frères se parlent en hébreu sans savoir qu'il les comprend. Il les entend regretter leur faute envers lui. Il les entend parler de lui, avoir des remords à son sujet, donc l'aimer au fond d'eux-mêmes. Il entend leur amour refoulé, libéré par la faute. Il les voit surmonter leur jalousie en son absence. Il voit d'encore plus haut la jalousie qui les a mus, et en silence, il en mesure la vanité, la dérision. Lui qui dira plus tard: Elohim s'est servi de tout ce mal pour nous redonner la vie.
Par quelques subterfuges, il les oblige à arracher Benjamin (son frère unique, fils de Rachel) à son père qui l'avait gardé, et à le lui amener. Avec cet acte sur Benjamin, il les force à répéter pour Jacob la perte de Joseph, dont il n'est pas encore remis. Et lorsqu'ils le lui amènent, il organise un festin au terme duquel il cache sa coupe royale dans le sac de Benjamin. Une fois qu'ils sont tous repartis, il les fait rattraper par ses soldats, et constate avec eux l'évidence: Benjamin l'a volée; il doit donc rester esclave. Joseph leur fait revivre, sous une forme traumatique, le fait qu'ils l'ont vendu, lui, d'une façon qui ne les avait pas accablés. Et il revit cet abandon qui pour lui fut traumatique; il le revit d'une façon moins accablante, mais avec une grande émotion. Pour eux, c'est l'horreur qui s'annonce3
Ce texte explore des états-limite de l'existence, qu’elle soit collective ( gestion de la famine en Égypte) , familiale ou personnelle (Joseph et ses frères). Le mot qéts qui veut dire fin, extrémité, limite figure cinq fois dans le premier chapitre, y compris pour dire « se réveiller » c'est-à-dire mettre fin au sommeil ; ce qui arrive à pharaon avec ses deux cauchemars. D'ordinaire on s'émerveille de l'interprétation que donne Joseph à ces rêves ; on s'étonne moins, curieusement, de leur existence et leur valeur prémonitoire, que le même joseph souligne pourtant : Elohim, dit-il à Pharaon, t’a prévenu en rêve ce qui allait arriver. Puis il interprète juste, et se fait nommer régent suprême pour prendre de justes mesures, trop justes peut-être, puisqu'elles réduisent le peuple égyptien à la servitude pour le pain.
Mais c'est avec ses frères qu'il se conduit avec justesse jusqu'au point limite où il va craquer et se faire reconnaître par eux. D'abord il a attendu des années que le hasard (le divin) les amène jusqu'à lui, et en posture de demandeurs. Il gère ce hasard comme un appel du divin à les réconcilier avec eux-mêmes et avec lui, sous le signe de cet autre événement d'être - qui a produit l'abondance et la famine, créant ainsi l'occasion de descendre en Égypte.
Joseph leur fait vivre à fond le sentiment de la faute pour les en expurger. Pour cela, il leur fait porter des fautes qu'ils n'ont pas commises (être des espions, des menteurs, des voleurs). Et les frères, qui se conduisent plutôt bien (ils sont kénim, dit le texte ; la racine c’est kén : oui ; ils sont droits), sont amenés à évoquer leur crime envers lui. Le texte travaille en finesse l'émotion de la perte et des retrouvailles, à travers ce transfert qu’impose Joseph sur une situation imaginaire, celle où se placent les fausses accusations. On nous suggère même, en passant, un des secrets de l'émotion : c'est de savoir sur le vécu de l'autre un peu plus qu'il n'en sait lui-même, tout en étant aussi impliqué que lui. C'est le cas de Joseph, c'est lui qui ressent d'un bout à l'autre l'émotion la plus vive, la plus aiguë car il en sait plus que les autres sur ce qu'ils sont en train de vivre, et sur ce qu'ils ont vécu à travers lui. Et pour conclure, il les met, toujours dans l'imaginaire, en position de trahir la promesse faite au père, celle de ramener Benjamin vivant (promesse dont l'écho symbolique c'est de révéler Joseph vivant ; donc de faire revivre Israel en deuil. Il y va donc d'une relance de vie à partager entre tous, comme pour donner une impulsion de vie initiale à ce petit groupe qui est nommé pour la première fois « les enfants d'Israël », au sens simple du terme : les enfants de Jacob.) Et c'est ce désarroi total où il les met, dans lequel il est partie se prenante, puisqu'il serait lui-même la cause qui tue le père, c'est en ce point précis (où l'imaginaire peut avoir des effets réels) qu'il s’effondre et qu'il arrête ce grand jeu thérapeutique qu'il leur inflige.
Sa jouissance à lui et d'être toujours en accord avec les signes du divin sans tomber dans le divinatoire (là et sa justesse, et c'est sans doute avec raison qu'on l'appelle le juste), en étroite correspondance avec les événements en apparence dus au hasard mais qui suivent, c'est très clair, une sinueuse nécessité, où alternent la détresse et la joie, l'angoisse et la délivrance, puis un peu plus tard : l'esclavage et la liberté.
1 . Genèse 42, 2.
2 . Genèse 42, 9.
3 Ce passage est extrait de nos Lectures bibliques (éditions Odile Jacob)
29 novembre 2013 | Lien permanent | Commentaires (0)
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